Le périple du demandeur d’asile Fritznel Richard, dont le corps a été retrouvé près du chemin Roxham il y a près de deux semaines, n’est pas un cas isolé. De plus en plus de migrants tentent d’entrer de manière irrégulière aux États-Unis, à leurs risques et périls. Qu’est-ce qui peut expliquer ce mouvement en sens inverse ?

Les interceptions explosent du côté américain

Le nombre de demandeurs d’asile qui ont quitté le Québec pour rentrer de manière irrégulière aux États-Unis a explosé depuis un an.

PHOTO MARTIN TREMBLAY, ARCHIVES LA PRESSE

Au Québec, la frontière entre le Canada et les États-Unis est marquée par endroits d’une simple cicatrice dans la forêt

Ce mouvement en sens inverse, que soupçonnaient de nombreux intervenants québécois, est confirmé par les données américaines.

« Au total, 393 appréhensions par les agents de la patrouille frontalière du secteur de Swanton [au Vermont] au cours du seul mois de novembre », a publié sur Twitter le chef Robert Garcia, le 28 décembre.

« C’est une augmentation de 943  % par rapport à novembre 2021 ! Nous avons constaté une augmentation constante depuis mai 2022 qui n’a pas faibli. Nous restons fidèles à notre mission. #HonorFirst. »

D’autres messages publiés sur le compte du chef de la patrouille frontalière, qui n’a pas répondu à nos demandes d’entrevue, font état de ce phénomène.

« En moins de 3 mois, les agents #BorderPatrol du secteur de Swanton ont rencontré plus de franchissements illégaux des frontières que pendant TOUTE l’année précédente (FY2022) ! », a-t-il écrit le 31 décembre.

Puis, le 6 janvier, le chef Robert Garcia a rapporté pas moins de 92 interceptions en sept jours.

« Depuis le 30 décembre, les agents de la patrouille frontalière du secteur de Swanton ont rencontré/appréhendé 92 sujets de 11 pays différents », a-t-il publié.

Ces chiffres ne décrivent probablement qu’une partie de ce mouvement, parce que, comme ces entrées sont considérées comme illégales, contrairement à celles qui se font en direction du Canada, ils ne portent que sur les personnes qui ont été interceptées.

Le secteur de Swanton, qui s’étend sur plus de 38 000 km⁠2, comprend le Vermont, des comtés de l’État de New York et du New Hampshire, selon le Service des douanes et de la protection des frontières des États-Unis.

Cette zone couvre 475 km de frontière internationale, dont 327 km de frontière terrestre et près de 150 km de frontière aquatique, principalement le fleuve Saint-Laurent.

Le Customs and Border Protection des États-Unis (CBP) produit des données détaillées sur les interceptions par mois et par région. C’est à partir de ces statistiques officielles qu’a été élaboré le tableau suivant.

La pointe de l’iceberg

La mort tragique du demandeur d’asile haïtien Fritznel Richard, dont le corps a été retrouvé près du chemin Roxham, le 4 janvier, n’est donc que la pointe de l’iceberg.

Elle illustre à quel point ce parcours vers les États-Unis comporte d’énormes dangers. Il n’y a pas, de l’autre côté de la frontière, de système d’accueil comme au Québec. L’entrée au pays est illégale pour ces demandeurs d’asile et les personnes qui se font intercepter sont arrêtées.

Le ton des messages publiés par les autorités frontalières montre les différences culturelles entre les deux pays à l’égard des demandeurs d’asile. Pendant que, du côté canadien, on leur dit par où passer, du côté américain, on n’entend pas à rire.

Nos agents sont engagés dans leur mission – protéger notre patrie.

Extrait d’un tweet de Robert Garcia, chef de la patrouille frontalière du secteur de Swanton

« Je suis fier de leur détermination et de leur vigilance inébranlables. », a dit M. Garcia sur Twitter.

Un parcours risqué

Les migrants qui décident de quitter le Québec pour entrer aux États-Unis doivent prendre des risques pour éviter l’interception, avec parfois de graves conséquences.

Par exemple, une famille de quatre enfants, âgés de 1 à 10 ans, a été arrêtée, au sud de Mansonville, près de North Troy, durant le premier week-end de janvier, en tentant d’entrer « imprudemment et illégalement » aux États-Unis, par une température glaciale, a rapporté le chef de la patrouille frontalière.

Fritznel Richard, qui vivait à Verdun, n’a pas eu cette chance. Conduit près de la frontière américaine par un chauffeur d’Uber, en pleine tempête de neige, le 23 décembre, il est vraisemblablement mort de froid en essayant de se frayer un chemin vers les États-Unis. L’enquête du coroner, déclenchée à la suite de la découverte de son corps, permettra de confirmer la cause et les circonstances du décès.

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, ARCHIVES LA PRESSE

Opération de recherche du corps de Fritznel Richard, mort en essayant de traverser la frontière américaine depuis le Québec

L’homme de 44 ans était au Québec depuis décembre 2021. Il était entré par le chemin Roxham avec sa femme, Guenda Filius, et leur bébé. En octobre 2022, Mme Filius a décidé de retourner aux États-Unis. Elle a emprunté le passage illégal, près de Saint-Bernard-de-Lacolle, que comptait prendre son mari, le 23 décembre, pour aller la rejoindre.

Tous les deux avaient fait affaire avec le même chauffeur d’Uber pour les conduire près de la frontière, selon Frantz André, porte-parole du Comité d’action des personnes sans statut. Cet homme a été interrogé par des agents de la Sûreté du Québec, qui n’ont pas l’intention de déposer des accusations, a confirmé le corps policier à La Presse.

Frantz André souhaite toutefois que l’enquête soit relancée.

« Selon moi, ce qui a été fait, c’est criminel », lance-t-il.

On ne peut pas abandonner quelqu’un comme ça dans une tempête de neige. Il y a de fortes chances que c’est quelque chose qu’il [le chauffeur] fait régulièrement.

Frantz André, porte-parole du Comité d’action des personnes sans statut

M. André observe qu’un plus grand nombre de demandeurs d’asile quittent le Québec.

« Dans le contexte actuel, c’est extrêmement difficile de vivre pour les gens qui sont arrivés ici depuis la réouverture des frontières, explique-t-il. Le peu d’argent qu’ils reçoivent de l’aide de dernier recours, le coût élevé de la vie, le coût des logements… »

Les longs délais pour l’obtention des documents permettant aux demandeurs d’asile d’avoir un permis de travail et de subvenir à leurs besoins, tout comme le risque de ne pas obtenir le statut de réfugié, peuvent également inciter certains d’entre eux à tenter ou retenter leur chance au sud de la frontière.

Le Comité d’action des personnes sans statut a été mandaté par la veuve de M. Richard pour organiser les funérailles de ce dernier. Une campagne de sociofinancement a été lancée pour amasser 5000 $. Une petite cérémonie devrait avoir lieu dans quelques jours en présence d’une cousine de la victime.

Consultez la page de la campagne de sociofinancement

« On ne veut pas que l’homme qui était venu ici chercher l’espoir d’une nouvelle vie se retrouve à mourir comme un animal dans un champ », laisse tomber Frantz André.

Pourquoi rebroussent-ils chemin ?

PHOTO MARTIN TREMBLAY, ARCHIVES LA PRESSE

Un chemin bloqué à la frontière américaine. D’un côté, Alburg, au Vermont, et de l’autre, Noyan, au Québec.

Pour bien des Québécois, qui voient l’attrait qu’exerce le chemin Roxham sur les migrants, il peut sembler étonnant de voir certains d’entre eux rebrousser chemin et choisir les États-Unis comme terre d’asile, souvent à grand risque. Qu’est-ce qui motive leur décision ? Julie Young, titulaire de la Chaire de recherche du Canada en études frontalières critiques à l’Université de Lethbridge, en Alberta, répond à nos questions.

Pourquoi les migrants empruntent-ils des chemins illégaux pour se rendre aux États-Unis ?

Comme les États-Unis et le Canada rendent plus difficile la traversée par des voies sûres et officielles, les gens vont essayer de trouver d’autres moyens d’entrer. Les politiques qui restreignent l’entrée les poussent vers des types de passages plus éloignés et dangereux et stimulent l’industrie de la traite de personnes.

Ce phénomène est-il en croissance ?

Il est difficile de savoir précisément à quelle fréquence cela se produit puisque, par définition, lorsque des personnes traversent la frontière loin des points de passage officiels, elles espèrent ne pas être interceptées. Les données de la patrouille frontalière américaine montrent une augmentation constante des « rencontres » à la frontière terrestre nord au printemps et à l’été 2022.

Comment l’expliquer ?

Les recherches montrent que les politiques migratoires restrictives encouragent les opérations de traite des personnes et poussent les gens à migrer et à traverser les frontières de manière plus dangereuse.

De plus, la migration est souvent une stratégie familiale. Les familles élargies mettent souvent leurs ressources en commun pour aider un membre ou une unité familiale à migrer, qui enverront ensuite de l’argent chez eux pour soutenir la famille. En ce sens, les enjeux d’une traversée réussie de la frontière sont importants.

Que se passe-t-il si les migrants sont interceptés par la U.S. Border Patrol ?

Ils risquent d’être détenus et expulsés, comme cela se produit à la frontière sud entre les États-Unis et le Mexique.

Les États-Unis vont admettre jusqu’à 30 000 migrants chaque mois en provenance de Cuba, d’Haïti, du Nicaragua et du Venezuela dans le cadre d’un nouveau programme temporaire de « libération conditionnelle humanitaire ». Cela change-t-il quelque chose pour les demandeurs d’asile qui sont au Canada ?

Il semble peu probable que cela ait un impact sur les personnes qui ont déjà demandé l’asile au Canada, compte tenu des termes de l’Entente sur les tiers pays sûrs entre le Canada et les États-Unis.

L’administration Biden a également laissé entendre qu’elle prévoyait introduire une « interdiction de transit », ce qui signifie que les personnes qui ne demandent pas l’asile dans un pays par lequel elles ont transité avant d’arriver aux États-Unis pourraient se voir interdire de faire une demande aux États-Unis.