La police et les services de renseignement canadiens font présentement la tournée des gestionnaires responsables d’infrastructures essentielles au Québec afin de les aider à protéger certains secteurs névralgiques contre l’ingérence de puissances comme la Chine et la Russie. En rencontre avec La Presse, les responsables de ce programme ont accepté de dévoiler certaines des ruses utilisées de nos jours par les espions étrangers.

La scène peut se dérouler dans un stationnement près d’un laboratoire, d’un barrage hydroélectrique, d’une entreprise de télécommunications ou d’un ministère. Un espion circule entre les voitures et laisse tomber des clés USB par terre, dans l’espoir qu’un employé curieux en ramasse une et la branche à son ordinateur pour voir ce qui s’y trouve. Sur le petit support informatique, un virus est prêt à infecter le réseau de l’organisme pour y ouvrir une brèche au profit des agents étrangers.

« Quand ils font ça, ils n’emmènent pas juste une clé. Ils peuvent en “échapper” 10, 20, 30 ! », raconte le caporal Rudin Gjoka, de la Gendarmerie royale du Canada (GRC).

« Ou encore, ils vont se présenter à la réception comme s’ils arrivaient pour une entrevue d’embauche. Et ils vont dire à la réceptionniste qu’ils ont oublié leur CV, qu’ils l’ont échappé dans l’eau. Ils vont sortir une clé USB et demander à une adjointe : “Mon Dieu, pouvez-vous m’aider à imprimer une copie ?” C’est le même principe », renchérit sa collègue, la sergente Camille Habel.

Certains espions talentueux étudient leur cible afin d’exploiter ses intérêts pour lui faire baisser sa garde, raconte M. Gjojka. Par exemple, s’ils entendent un travailleur évoquer son amour des chats, ils tenteront de l’approcher en simulant une urgence avec leur propre animal de compagnie, pour ensuite essayer de lui dérober des secrets.

Actions « hostiles » de la Chine et de la Russie

Rudin Gjoka et Camille Habel s’occupent du Programme des infrastructures essentielles au sein de l’Équipe d’intervention et de prévention en sécurité nationale de la GRC pour le territoire du Québec. La GRC a créé ce programme pour augmenter la protection des infrastructures « essentielles à la santé, à la sécurité ou au bien-être économique » de la population canadienne, ainsi qu’au « fonctionnement efficace du gouvernement ». En pratique, cela signifie principalement les secteurs des transports, de l’énergie, des télécommunications et de la finance.

Sur le territoire québécois, les policiers de la GRC travaillent en collaboration étroite avec des agents du Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) pour leur campagne de sensibilisation. Des équipes conjointes de la police et des services de renseignement canadiens rencontrent les gestionnaires du secteur privé ou des organismes gouvernementaux afin de les sensibiliser aux plus récentes menaces.

Dans ces rencontres, il est question de menaces variées : attaques de terroristes ou d’autres groupes extrémistes, pirates informatiques, trahison d’un employé mal intentionné à l’interne. Mais par les temps qui courent, les activités clandestines de puissances étrangères occupent une part importante des discussions.

À l’occasion d’une rencontre d’information avec La Presse avant Noël, des responsables du SCRS qui ne peuvent être identifiés en raison de la nature top secrète de leur travail ont confirmé constater une « hausse persistante » de l’ingérence étrangère et de l’espionnage au Québec, comme ailleurs au Canada. Les responsables du contre-espionnage soulignent que plusieurs pays utilisent leurs agences de renseignement pour obtenir l’accès à des avancées technologiques, incluant les secrets des entreprises d’ici.

Le SCRS a identifié plusieurs fois la Chine et la Russie comme des puissances étrangères qui se livrent à des activités « hostiles » sur le sol canadien. La GRC, elle, a procédé à des arrestations qui confirment cette tendance : arrestation d’un militaire canadien pour espionnage au profit de la Russie en 2012, arrestation d’un ancien employé de l’Agence spatiale canadienne accusé d’utiliser son statut pour favoriser la Chine en 2021 et, plus récemment, arrestation d’un employé d’Hydro-Québec pour espionnage.

Plus « subtils » que James Bond

Les autorités veulent que les gestionnaires des organismes qui constituent des cibles potentielles soient bien au fait des dernières tendances en la matière.

« Les dirigeants, est-ce qu’ils savent c’est quoi, l’espionnage ? Les conséquences de l’espionnage ? Les motivations des espions ? », illustre le caporal Gjoka.

C’est souvent mal compris. Quand on dit espionnage, les gens pensent James Bond. Quand on dit sécurité nationale, les gens pensent à une explosion dans le métro. Ça peut être plus subtil que ça.

Camille Habel, sergente à la GRC

Les gestionnaires sont, par exemple, invités à porter attention aux employés qui demandent l’accès à des données confidentielles dont ils n’ont pas besoin dans le cadre de leur travail ou à ceux qui se promènent dans des zones sécurisées en dehors des heures normales de travail.

Mais les séances de sensibilisation les invitent aussi à réfléchir à ce qui se passe dans leur propre vie. Un cas classique, cité par le caporal Gjoka : « Quand tu es dans les bars et que, soudainement, tu te fais approcher par de beaux garçons, de belles filles, pose-toi la question : est-ce que tout est normal ? Est-ce que mon entreprise a quelque chose en ce moment que d’autres entités veulent avoir ? »

Des liens précieux

Les gestionnaires reçoivent aussi des conseils sur les voyages dans certains pays : on leur recommande d’apporter un téléphone spécialement pour l’occasion afin d’éviter qu’un service de renseignement étranger puisse compromettre leur téléphone personnel, on leur dit de faire attention à l’endroit où ils vont brancher leurs appareils, à ce qu’ils disent à voix haute dans une chambre d’hôtel qui peut être sous écoute, à ce qu’ils laissent dans le coffre-fort de l’établissement « dont tout le monde là-bas connaît le code ».

Dans le domaine de la recherche universitaire, les responsables du SCRS disent quant à eux aider les scientifiques canadiens à déterminer si les partenaires qui leur proposent de collaborer à des recherches dans certains pays comme la Chine peuvent représenter une menace pour la sécurité nationale du Canada, en raison de leurs liens avec le gouvernement ou l’armée, par exemple.

Le SCRS et la GRC confirment que ces rencontres avec des décideurs sur le sol québécois leur ont permis de nouer des contacts précieux. Certains cadres travaillant dans des secteurs névralgiques rappellent par la suite pour signaler quelque chose de louche qu’ils ont remarqué. « Il y a beaucoup d’enquêtes qui ont débuté à cause de ça », affirme Rudin Gjoka.

« Ça met un visage, ça donne un point de contact. Pour nous, une personne rencontrée, ça a beaucoup de valeur », affirme Camille Habel.