L’Alberta se targue d’être une province sans… rats. À Paris, au contraire, leur présence dérange — et pas que dans les cuisines, comme dans le film d’animation Ratatouille.

Comment l’Alberta repousse les rats depuis 70 ans

Sibbald, Alberta — Presque partout sur Terre où l’homme s’est établi, les rats ont suivi. Presque partout, mais pas en Alberta. Afin de protéger son secteur agricole, la province de l’Ouest canadien a déclaré la guerre au vorace rongeur. Depuis les années 1950, elle repousse avec succès toutes ses incursions. La Presse s’est rendue sur la ligne de front pour rencontrer les artisans de cette expérience unique au monde.

Jory Hoffman tourne autour des silos à grains, le regard fixé au sol. « Ça, ici, ça ressemble vraiment à un trou de rat. Il y a des crottes… Ce sont des trous de rat, à 100 % », dit-il.

L’homme s’arrête devant un silo qui fuit et ramasse les graines par terre. Un indice confirme ses soupçons. « Des pois ! Ils adooooorent les pois », laisse-t-il tomber avec l’air d’un détective qui vient de résoudre un crime. Il court à son camion ramasser des appâts empoisonnés qu’il lance dans les trous tout autour.

Nous sommes à Sibbald, hameau agricole de l’est de l’Alberta où les champs dorés s’étendent à perte de vue. La frontière de la Saskatchewan est à moins de 10 kilomètres. Là-bas, dans la province voisine, il y a des rats.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

Jory Hoffman inspecte un trou au pied d’un silo sur une ferme de Sibbald, en Alberta.

Le travail de Jory Hoffman, agent de contrôle des espèces nuisibles, est de les arrêter ici, dans la zone frontalière, pour qu’ils ne puissent jamais coloniser l’Alberta.

Ces dernières années, toutes les infestations de rats découvertes en Alberta se trouvaient dans un rayon de trois kilomètres autour de Sibbald. Elles ont toutes été éliminées. Parfois avec des appâts empoisonnés, parfois par des moyens plus expéditifs.

Jory Hoffman montre du doigt un endroit sur le terrain du fermier où la terre a été retournée. L’année précédente, c’était un trou où les agriculteurs faisaient brûler des ordures. Une colonie de rats fraîchement arrivée de Saskatchewan s’y était installée et faisait bombance parmi les déchets.

« Le fermier et ses voisins sont venus. Nous avions tous un fusil de chasse, quatre d’entre nous. Une chargeuse-pelleteuse a soulevé le sol, et des rats se sont mis à sauter en bas », raconte l’agent de contrôle.

Les hommes ont tiré 130 cartouches ce jour-là et tué une centaine de rats. Jory Hoffman ramasse une douille sur le sol et sourit. « Ils sont rapides, mais nous sommes bons tireurs », dit-il.

  • Karen Wickerson et Jory Hoffman amorcent la visite d’une ferme à Sibbald.

    PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

    Karen Wickerson et Jory Hoffman amorcent la visite d’une ferme à Sibbald.

  • Jory Hoffman place des appâts empoisonnés au bord d’un silo.

    PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

    Jory Hoffman place des appâts empoisonnés au bord d’un silo.

  • Les rats raffolent des endroits où les ordures s’accumulent.

    PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

    Les rats raffolent des endroits où les ordures s’accumulent.

  • Même si le silo est vide, l’intérieur est inspecté.

    PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

    Même si le silo est vide, l’intérieur est inspecté.

  • Détectives agricoles à l’œuvre

    PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

    Détectives agricoles à l’œuvre

  • Karen Wickerson, responsable du programme anti-rats de l’Alberta, au travail

    PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

    Karen Wickerson, responsable du programme anti-rats de l’Alberta, au travail

1/6
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  

Espèce invasive

Le rat d’égout commun, Rattus norvegicus de son nom scientifique, n’est pas une espèce native de l’Amérique. « C’est une espèce envahissante au Canada. Ils sont arrivés au XVIIIsiècle sur les bateaux avec les colons », explique Karen Wickerson, spécialiste de la lutte contre les rats au ministère de l’Agriculture et de la Foresterie de l’Alberta.

Les rongeurs omnivores à longue queue se sont multipliés dans les grandes villes portuaires de l’est du continent (ils seraient aujourd’hui plus de deux millions à New York, selon une étude scientifique) et ont avancé vers l’ouest au fil des siècles. Ils ont colonisé la Saskatchewan dans les années 1920 et ont été aperçus pour la première fois aux limites de l’Alberta en 1950.

Le gouvernement albertain craignait que la peste et d’autres maladies ne se répandent en raison de l’arrivée des rats.

Il s’inquiétait aussi des dommages que causerait l’animal aux récoltes : car en plus de dévorer les réserves de nourriture dans les fermes, les rats sont reconnus pour uriner et déféquer dans les silos ou conteneurs à grains, ce qui peut gâter de grandes quantités de maïs, de blé, de pois ou d’orge. Pour une province où l’agriculture occupe une place centrale dans l’économie, le risque était réel.

Dès 1951, la province a lancé une campagne acharnée de dératisation, avec épandage massif de poison, extermination au gaz, destruction et parfois incendie des bâtiments infestés. Une nouvelle loi a été adoptée pour obliger les citoyens à rapporter toute observation de rat aux autorités. Même la possession de rats domestiques comme animaux de compagnie a été interdite.

IMAGE FOURNIE PAR LE PROGRAMME ALBERTAIN
DE LUTTE CONTRE LES RATS

Affiche des années 1950

Les efforts ont été concentrés dans une zone de 600 kilomètres le long de la frontière avec la Saskatchewan. À l’ouest, les Rocheuses forment une barrière naturelle à l’arrivée de rats venus de Colombie-Britannique. Les zones inhabitées et inhospitalières au nord et au sud de la province limitent aussi le risque d’invasion par ces régions.

Fierté provinciale

Cette approche unique au monde a été un succès. « Techniquement, il n’y a pas de population établie de rats en Alberta. Les Albertains le savent, même ceux qui ne sont pas nés ici. Nous sommes exempts de rats et les gens en sont fiers », affirme Karen Wickerson.

« Il peut arriver, occasionnellement, qu’un rat isolé réussisse à entrer, mais nous surveillons cela de très près. On ne sait jamais, il y a peut-être un autre rat avec lui, ou c’est peut-être une femelle qui pourrait être enceinte », affirme la spécialiste.

Les citoyens peuvent utiliser un numéro de téléphone sans frais et une adresse courriel pour signaler toute observation de rat dans la province. Mais en dehors de la zone frontalière avec la Saskatchewan, les cas sont rares. Si bien qu’ils font parfois les manchettes. En mars dernier, la chaîne CBC a fait état dans un reportage d’un rat noir qui avait voyagé caché dans une camionnette Chevrolet 1968 avant d’être retrouvé à Red Deer, dans un garage. L’animal est mort avant l’arrivée des experts gouvernementaux, probablement de cause naturelle.

Bon an mal an, ce sont de 20 à 30 rats qui sont trouvés dans la province.

« Ils entrent, et ensuite on les éradique rapidement. C’est un programme très peu coûteux si on tient compte de toute la destruction qu’ils auraient pu causer s’ils avaient pu s’établir en Alberta », croit Mme Wickerson.

À Paris, les rats et les ordures sont liés

PHOTO PHILIPPE LOPEZ, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Les grands travaux d’infrastructure autour du nouveau train de banlieue Grand Paris Express et les nombreux chantiers en surface expliquent en partie le fait que les rats sont plus visibles.

Les rats, bête noire de la salubrité, sont de nouveau au centre des conversations parisiennes. Un vieux débat qui renaît sur fond de variole simienne.

« Je peux vous dire qu’à Paris, on est assis sur une poudrière. »

Élu dans le 17arrondissement, Paul Hatte tire la sonnette d’alarme. La prolifération des rats est devenue selon lui un problème urgent qui pourrait provoquer de graves enjeux de santé publique, affirmation que rejette toutefois un des experts de la question en France.

Début juillet, M. Hatte a réclamé une analyse impartiale (audit) des méthodes de dératisation employées par la Mairie, inefficaces selon lui. Son vœu a été rejeté par la majorité, mais a eu le mérite de relancer l’éternel débat sur la prolifération de ces rongeurs dans le gruyère du sous-sol parisien.

« On voit une augmentation très marquée de la présence des rats dans l’espace public et au sein du parc social, dans les espaces verts, regrette l’élu au téléphone. Ça devient tellement énorme qu’on voit des gens qui ont peur de sortir dans la rue, qui ont peur de rentrer chez eux. Il y a même des cas de gens qui jettent leurs ordures par les fenêtres plutôt que de descendre dans les locaux des poubelles de peur de croiser des rats ! »

IMAGE TIRÉE DU SITE DE LA VILLE DE PARIS

Paul Hatte, conseiller de Paris à la mairie du 17arrondissement

Les grands travaux d’infrastructure autour du nouveau train de banlieue Grand Paris Express et les nombreux chantiers en surface expliquent en partie le fait que les rats remontent à la surface, devenant du coup plus visibles.

Mais Paul Hatte met surtout en cause l’« attentisme » de la Ville dans ce dossier devenu très politique.

Il accuse la maire Anne Hidalgo de ne pas mettre les moyens pour dératiser et dénonce une gestion des ordures déficiente, qui constitue selon lui une grande partie du problème.

De l’avis de Paul Hatte, les poubelles ne sont pas ramassées assez régulièrement. Les rongeurs ont de surcroît développé une résistance aux pièges à anticoagulants classiques, que Paris continue à utiliser, au lieu de versions plus modernes mais plus coûteuses.

M. Hatte aimerait que la Ville et les autres arrondissements prennent exemple sur le 17e, qui a fait de la guerre aux rats sa priorité. L’arrondissement a créé un site de signalisation des rongeurs et créé des brigades citoyennes affectées à ce dossier.

Il préconise en outre l’usage de gaz carbonique dans les terriers, une méthode qu’il juge « peu coûteuse et extrêmement performante », mais que son arrondissement serait le seul à utiliser.

Vecteurs de la variole ?

Le débat autour des rats parisiens est loin d’être nouveau. Mais pour M. Hatte, il est devenu urgent de régler ce dossier. Alarmiste, il suggère que les rats, vecteurs de maladies, pourraient jouer un rôle déterminant dans une hypothétique épidémie de variole simienne. D’où sa panique.

« Je serais eux, je ferais très attention, dit-il. Cette variole a pour espèce-réservoir les rats de Gambie. À Paris, ils ne sont pas encore un réservoir de maladies terribles, mais le jour où ils porteront cette maladie, c’est fini. C’est pour ça aussi qu’on alerte. Le risque sanitaire est majeur. »

Spécialiste des rats en France et auteur de deux livres sur le sujet, Pierre Falgayrac temporise. Selon lui, les risques d’une variole simienne véhiculée par les rats restent à prouver.

« Vous avez vu une étude scientifique sur le sujet ? Eh bien voilà : il n’y en a pas. Donc c’est pure conjecture. Ça consiste à affoler les populations pour rien », tranche-t-il.

Il est tout aussi perplexe concernant la dératisation au gaz carbonique, qu’il juge peu efficace.

« Il faut arrêter les bêtises et la communication politique, dit-il. On peut seulement utiliser le gaz carbonique dans des terriers actifs. Même pour un professionnel, ils sont extrêmement difficiles à trouver, sauf dans les espaces verts. »

En revanche, l’expert se dit pleinement d’accord avec Paul Hatte en ce qui concerne la négligence de la Ville.

Une meilleure gestion des déchets suffirait selon lui à réduire de façon draconienne la présence des rats dans l’espace public, car ce sont les ordures qui les attirent et c’est là qu’ils se multiplient.

Il plaide ainsi pour un enlèvement des ordures plus fréquent et l’adoption de conteneurs inaccessibles, plutôt que les poubelles « vigie pirate » actuelles, trop petites et trop visibles, avec leurs sacs de plastique transparents destinés à prévenir les attentats qui débordent sans arrêt.

Si le nettoyage est efficace et qu’ils n’ont pas accès aux poubelles, les rats ne peuvent pas proliférer. Car ils autorégulent leur population en fonction de la nourriture disponible et des ressources de nidification.

Pierre Falgayrac, spécialiste des rats

Une autre solution serait de faire comme à New York en bétonnant les caves des immeubles, où se trouve généralement le coin poubelles. Mais il prévoit que la résistance des propriétaires serait vive. « On ne peut pas l’imposer », déplore-t-il.

La guerre contre les rats est probablement vouée à l’échec. Mais il y a moyen de contrôler cette population nuisible sans avoir recours aux méthodes létales, insiste M. Falgayrac.

Il tient d’ailleurs à rappeler que ses conseils ont été mieux suivis à Marseille qu’à Paris, avec des résultats étonnants.

« Le nombre de plaintes a été divisé par trois », conclut-il.

La Ville de Paris n’a pas répondu à notre demande d’entrevue.

En savoir plus
  • 1,7 rat par habitant
    Ratio estimé pour les 2175 millions d’habitants à Paris, le même que dans les autres grandes villes du monde
    Sources : Région Île-de-France et Pierre Falgayrac