Le Village a toujours été un espace où des gens de tous les horizons pouvaient se sentir accueillis. Alors que le quartier s’affaire à la relance postpandémie, comment peut-il composer avec la présence de nombreux sans-abri et les besoins des résidants ? Un forum se prépare pour aborder ces questions.

Un quartier qui cherche son souffle

Un soir de juin, sur les terrasses aux parasols colorés du Village, des clients des bars et restaurants profitent du temps doux en sirotant leur bière. L’ambiance est à la fête. Pendant ce temps, non loin, un sans-abri installe son sac de couchage pour la nuit dans l’entrée d’un commerce fermé. Dans un petit parc, près du métro, deux individus s’engueulent. Les passants déambulent rue Sainte-Catherine, réservée aux piétons, sans leur prêter attention.

Avec le retour de l’été, la piétonnisation et la levée des mesures sanitaires, la vie revient dans le Village.

Le secteur a été durement touché par la pandémie, c’est le moins qu’on puisse dire. « En raison de la concentration de bars, de karaokés et de restaurants, le quartier a été plus affecté que d’autres par les fermetures », souligne Robert Beaudry, conseiller municipal du secteur.

Le quartier recevait aussi beaucoup de touristes de la communauté LGBTQ+, mais ces visiteurs se sont faits rares en raison des restrictions concernant les voyages.

Photo David Boily, LA PRESSE

Le Village a été durement touché par la pandémie.

Certains commerces n’ont pas tenu le coup, financièrement, et ont dû mettre la clé sous la porte.

Pendant ce temps, la population de sans-abri avait le champ libre pour prendre ses aises dans le secteur. Surtout que, durant des mois, un refuge pour personnes itinérantes a été aménagé à l’hôtel Place Dupuis, juste à l’entrée du quartier. De nombreux organismes communautaires leur fournissent aussi des services dans les environs.

Alors que les commerçants se relèvent de ces longs mois de léthargie, on leur annonce que la rue Sainte-Catherine sera éventrée, en 2024, pour d’importants travaux de réfection des infrastructures souterraines, ce qui signifie que leurs affaires seront de nouveau perturbées.

Bien sûr, la rue sera bien plus belle ensuite, mais certains appréhendent une autre période difficile.

Forum municipal

Et si c’était le moment de se pencher sur l’avenir du Village ? C’est ce qu’a décidé de faire l’arrondissement de Ville-Marie, en organisant un forum sur la question, dont les activités débuteront dans les prochaines semaines.

Photo David Boily, LA PRESSE

Robert Beaudry, conseiller municipal

Au sortir de la pandémie, dans l’optique de la relance du Village, on souhaitait avoir un évènement mobilisateur, parce qu’on connaît les enjeux économiques et sociaux, mais les solutions ne vont pas toutes venir de la Ville de Montréal.

Robert Beaudry, conseiller municipal

Tous ceux qui fréquentent le secteur, résidants, commerçants, visiteurs, personnes marginalisées, pourront donner leur avis sur l’avenir du quartier.

Un sondage réalisé en décembre dernier par la Société de développement commercial (SDC) Village Montréal donne une idée des préoccupations des commerçants : l’enjeu numéro un, pour 76 % des répondants, est l’itinérance, tandis que 61 % s’inquiètent de la criminalité et 43 % de l’image du Village.

La question qui se pose : comment faire évoluer le Village pour répondre à de nouveaux besoins, tout en conservant son identité propre ?

Surtout que des milliers de nouveaux résidants s’installeront bientôt aux abords du quartier, dans des lotissements résidentiels.

« Il va y avoir l’Esplanade Cartier, le projet Auguste et Louis, les terrains de Radio-Canada et ceux de Molson, énumère M. Beaudry. On va avoir une nouvelle clientèle résidante qui va venir vers le Village, mais il faudra préserver l’identité du lieu, l’héritage des communautés LGBTQ+. C’est un lieu de lutte, un lieu de refuge. »

« Les gens qui viennent s’établir ici doivent savoir que dans le Village, il y a toutes sortes de réalités qui se côtoient », ajoute Laurie Pabion, directrice adjointe de la Corporation de développement communautaire (CDC) Centre-Sud, qui regroupe les organismes communautaires du quartier.

Mais ces nouveaux arrivants voudront peut-être d’autres types de commerces, moins de bars, plus de magasins d’alimentation.

« Actuellement, le quartier est très fréquenté l’été, avec les festivals et tout, mais on essaie de sortir de ça », explique Gabrielle Rondy, directrice générale par intérim de la SDC Village Montréal.

Photo David Boily, LA PRESSE

Gabrielle Rondy, de la SDC Village Montréal

Il faut penser le Village autrement, et réussir à attirer des gens le reste de l’année.

Gabrielle Rondy, directrice générale de la SDC Village Montréal

« Ça fait des années qu’on vit du tourisme international l’été, mais il faut aussi penser à la clientèle du quartier », renchérit Jean-Philippe Loignon, propriétaire du café La graine brûlée et président du conseil d’administration de la SDC.

Déjà, le changement s’amorce : des boîtes de nuit fermées ont été remplacées par une biscuiterie, un marché, une boulangerie, un magasin de bières de microbrasserie.

« Le Village est en transition en ce moment », affirme Mathieu Morand, qui a ouvert avec son conjoint, pendant la pandémie, le magasin Tite Frette. Il mise sur une clientèle de résidants plutôt que sur les touristes.

Habitant de longue date du quartier, il était tout naturel pour lui d’y installer son commerce. Le Village, il y croit toujours, peu importe la direction qu’il prendra dans les prochaines années.

La pandémie a été difficile, mais depuis la réouverture des commerces, « les clients sont là », se réjouit Danny Jobin, propriétaire du bar karaoké Le Date, qui existe depuis 40 ans. « On est presque tout le temps complet, et on doit refuser de 100 à 150 personnes le week-end. Les gens continuent de venir parce qu’ils ont du fun dans nos bars. Le Village est là pour de bon ! », conclut-il.

Le dur défi de la cohabitation

Photo David Boily, LA PRESSE

L’inclusion est un défi dans le Village.

« Ici, tu es toi ! » ; « Quartier coloré » ; « Liberté = ici » ; « Diversité ».

Ces slogans, affichés sur des banderoles dans le Village, clament haut et fort que le quartier se veut une terre d’accueil pour les marginalisés et les exclus.

Le Village se proclame « quartier inclusif ».

« C’est un défi grand et noble d’incarner l’inclusion. Mais comment appliquer ça ? C’est quoi, les limites, le contrat social, le code de vie qu’on se donne ? »

Jean-Philippe Loignon, propriétaire du café La graine brûlée et président du conseil d’administration de la SDC Village Montréal, se questionne.

« On a une grande ouverture d’esprit, on ne veut chasser personne », dit-il. Mais les sans-abri et vendeurs de drogue qui fréquentent le quartier créent de l’insécurité pour de nombreux clients qui s’aventurent dans le Village.

Photo Alain Roberge, LA PRESSE

Jean-Philippe Loignon, propriétaire du café La graine brûlée et président du conseil d’administration de la SDC Village Montréal

J’appelle régulièrement la police pour rapporter des transactions de drogue, et dernièrement, j’ai même été témoin d’une overdose.

Jean-Philippe Loignon, président du conseil d’administration de la SDC Village Montréal

« Il y a trop de sans-abri, c’est dérangeant pour la clientèle. Ces gens sont en boisson, sont sur la drogue et sont parfois agressifs », renchérit Danny Jobin, propriétaire du bar karaoké Le Date, qui dit être souvent aux prises avec du vandalisme.

La cohabitation est loin d’être toujours facile entre les différents groupes qui se croisent dans le secteur.

La SDC a mis sur pied une brigade d’agents d’accueil, qui a pour but de veiller à la propreté et à la sécurité du quartier, en faisant le lien entre les sans-abri et les organismes qui peuvent leur offrir des services. « Tous les commerçants savent qu’ils peuvent les appeler, mais ça ne résout pas tous les problèmes », reconnaît Gabrielle Rondy, directrice générale par intérim de la SDC Village Montréal.

Et la police, que fait-elle ? La nouvelle commandante du poste de quartier 22, qui couvre une bonne partie du Village, Krisztina Balogh, entrée en poste en janvier dernier, affirme qu’elle recherche la concertation.

Photo Denis Germain, La Presse

Krisztina Balogh, commandante du poste de quartier 22

Un de mes défis, c’est de créer des liens avec les organismes du quartier. Je veux les rencontrer pour qu’ils soient plus à l’aise de venir nous parler. Si on établit les liens, on va être complémentaires et trouver des solutions durables et adaptées aux besoins.

Krisztina Balogh, commandante du poste de quartier 22

Elle soutient que des agents et cadets sont très présents dans le secteur, en uniforme et en civil, en voiture, à vélo, à pied et même à cheval. La patrouille à vélo est particulièrement efficace pour s’approcher sans faire de bruit lorsqu’il y a une transaction de drogue, note la commandante Balogh.

Elle souhaite que, si les commerçants et les résidants croisent fréquemment les policiers sur le terrain, ils aient le réflexe de les appeler en cas de problème. Et que les agents puissent faire le pont avec les organismes communautaires les mieux placés pour intervenir si nécessaire.

Photo David Boily, LA PRESSE

Des policiers patrouillent dans la rue Sainte-Catherine

« Pas dans ma cour ? »

À la SDC, on se défend d’être atteint du syndrome « Pas dans ma cour ». Mais on aimerait tout de même que les services aux sans-abri soient répartis un peu partout sur le territoire montréalais, plutôt que d’être concentrés dans le secteur.

« Les résidants et les commerçants peuvent bien vivre avec cette clientèle-là, mais il doit y avoir les ressources nécessaires pour intervenir en cas de besoin », dit Gabrielle Rondy.

Est-il à craindre que les sans-abri et les autres personnes marginalisées se sentent « tassés » du secteur ? Surtout avec l’arrivée de nouveaux résidants dans les ensembles immobiliers à venir.

« C’est toujours une question qu’on se pose parce que, quand on parle de revitalisation, le mot “gentrification” n’est jamais très loin », remarque Laurie Pabion, directrice adjointe de la CDC Centre-Sud. « Mais on n’a pas l’impression qu’il y a une volonté d’exclure du monde. »

« C’est un peu la raison d’être du Village, d’être cet espace sécuritaire pour des gens qui parfois ne fittent pas ailleurs. Ç’a toujours été un espace où des personnes vivaient un peu à la marge, un lieu où l’on peut être différent sans être jugé. Et ça va continuer de l’être. »