Il existe un consensus parmi les patrons de presse autour de la nécessité de forcer les plateformes comme Facebook et Twitter à réguler de manière plus sévère ce qui s’écrit sur les réseaux sociaux.

Vous me direz qu’il n’y a là rien de bien surprenant… et pourtant, moi, j’ai été surpris, l’automne dernier, lorsque j’ai réalisé qu’un tel consensus se dégageait parmi mes pairs.

J’étais alors invité comme panéliste au forum #CestAssez organisé par l’industrie des médias pour réfléchir au harcèlement en ligne des journalistes.

Tous les représentants s’entendaient sur le problème, sur la nécessité d’agir… et sur l’importance de l’autoréglementation des géants du web.

Tous, mais pas moi. Et peut-être quelques autres qui n’ont pas pris la parole. Il reste que mon intervention a été accueillie par un sourire poli et des froncements de sourcils.

En gros, j’avais alors fait valoir que la méfiance que je nourrissais à l’endroit de Twitter et de Facebook s’étendait à ce pouvoir de réglementation qu’on souhaitait leur accorder.

Déjà que ces géants ont trop de pouvoir, veut-on vraiment, comme patrons de presse, demander qu’on leur en accorde un de plus : celui de décider qui a droit de parole au XXIsiècle, et qui ne l’a pas ?

Veut-on vraiment les nommer juges de la liberté d’expression ?

Prenez l’exemple de Donald Trump, qui a été banni des plateformes en janvier 2021 à la suite de l’assaut du Capitole.

Un bon exemple de serrage de vis comme il devrait y en avoir plus en ligne, aux yeux des participants du forum.

Soit. Mais où tracer la ligne pour éjecter une personne de la place publique mondiale ? Et la réprimande, elle dure combien de temps ? Basée sur des règles écrites par qui, au juste ? Et jugée par qui ?

Dans le cas de Trump, ça faisait l’affaire de tellement de monde à l’époque que ces questions ont été posées du bout des lèvres seulement. Et on a ainsi laissé Mark Zuckerberg, Jack Dorsey et leurs équipes décider qui on censure.

Et peu importe que ça touche un troll anonyme ou le chef d’État élu d’un pays démocratique ayant reçu des millions de votes.

Pourquoi parler de tout ça aujourd’hui ? Parce que la plateforme que dirigeait Jack Dorsey pourrait – ou pas, on verra – se retrouver entre les mains d’Elon Musk, un libertarien qui réclame une liberté absolue… pourvu que celle-ci ne l’affecte pas.

Rappelons-nous sa croisade pour faire taire un utilisateur de Twitter qui publiait les déplacements de son jet privé.

Et soudainement, l’idée d’accorder à cet homme le pouvoir de décider qui a droit de parole et à qui on le retire semble absurde.

Cela dit, je ne voudrais pas faire croire que j’ai une solution pour régler le problème du harcèlement en ligne, qui touche bien plus que les journalistes.

L’encadrement de la liberté d’expression sur les réseaux sociaux « est un très, très gros défi, probablement un des plus gros défis de notre temps », comme a dit à Radio-Canada le professeur de droit de l’Université de Montréal Pierre Trudel.

Une seule chose m’apparaît claire : l’enjeu est trop important pour le laisser à des entreprises privées dont le modèle d’affaires est basé sur la viralité. Non pas la recherche de la vérité ou l’intérêt public, comme les médias traditionnels.

Il me semble y avoir beaucoup plus de potentiel d’encadrement dans les efforts des gouvernements élus, comme ici au Canada avec le projet de loi contre les discours haineux.

On peut être pour ou contre une telle initiative, on peut en faire l’éloge ou la critique, mais au moins, on peut en débattre. Je suis méfiant des réseaux, de même que du gouvernement quand il est question de liberté d’expression.

Mais il y a quelque chose d’intenable dans l’idée de s’en remettre à des géants monopolistiques dont le fonctionnement est opaque. Des géants qui ne veulent pas être assimilés à des « médias ». Qui veulent encore moins être responsables du contenu qu’ils diffusent. Et agissent ainsi en dehors des lois et de tout encadrement.

C’est d’ailleurs ce qu’ont confirmé les tribunaux, ces derniers jours, en se prononçant contre Donald Trump, qui poursuivait Twitter pour son bannissement. Selon le juge, le premier amendement de la Constitution (qui protège la liberté d’expression) ne s’applique pas à Twitter, car celle-ci est une entreprise privée qui peut agir comme elle veut, quand elle veut, sans rendre de comptes à qui que ce soit.

« Le premier amendement ne s’applique qu’aux restrictions à la parole imposées par le gouvernement », a-t-il prononcé.

Et ce, même si les réseaux sociaux sont des places dites publiques, qui réunissent des milliards d’individus, dont les agoras ont des effets tangibles dans le monde réel. Ils sont en effet devenus des « services publics », comme le souligne Alain Saulnier dans Les barbares numériques*, et devraient ainsi répondre à des règles communes.

Plutôt que leur demander de jouer aux censeurs, on devrait se demander comment accroître la responsabilité des plateformes, mettre sur pied un encadrement indépendant, imposer des obligations de suppression de contenus préjudiciables, fixer des amendes, etc.

La solution au problème grandissant du harcèlement en ligne n’a rien de simple. Mais accorder le pouvoir de mettre à l’index aux Zuckerberg, Dorsey et autres Musk n’en est pas une.

* Les barbares numériques, Alain Saulnier, Écosociété, 2022