(Puvirnituq) Le Nunavik présente le plus haut taux de placement d’enfants au Québec. La Direction de la protection de la jeunesse de la région répond tant qu’elle peut aux besoins, mais elle fait face à un manque criant de familles d’accueil. Plus encore, seuls 25 % des postes de la DPJ sont pourvus. Qu’à cela ne tienne, des intervenants inuits s’activent afin de prendre le relais.

Protection de la jeunesse au Nunavik : « on fait ce qu’on peut »

Dans le salon de sa maison de Puvirnituq, Lucy (prénom fictif), jeune Inuite de 18 ans, discute avec deux intervenantes de la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ). Celles-ci ont une demande importante à lui faire : veut-elle devenir mère d’accueil pour un bébé ?

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Les intervenantes de la DPJ Manon Lambert et Céline Tukalak, chez Lucy (prénom fictif), mère d’accueil de Puvirnituq qui, bien qu’elle ne soit âgée que de 18 ans, s’occupe déjà de plusieurs enfants.

Lucy est jeune. Très jeune. Elle est connue de la DPJ du Centre de santé Inuulitsivik, qui gère les services pour les sept villages de la côte de la baie d’Hudson. Lucy et son conjoint font déjà office de famille d’accueil pour d’autres enfants du village, dont certains ont des liens de parenté avec elle.

Assise sur un matelas posé à même le sol, la travailleuse sociale Manon Lambert explique à Lucy le soutien auquel elle aura droit si elle accepte de prendre le bébé sous son aile. À ses côtés, l’intervenante Céline Tukalak traduit chaque mot prononcé par Manon Lambert.

Lucy écoute attentivement, un de ses enfants adoptifs à ses côtés. Un autre joue dans la cuisine. La maison est petite, mais bien organisée. On ne roule pas sur l’or ici. En guise de table de télévision, des boîtes de carton ont été empilées. Le frigo qu’ouvre le petit dernier est loin d’être garni. Mais un poisson dégèle en attendant le souper. Le milieu est sécuritaire. Exempt de violence. Lucy et son conjoint travaillent et ont un rythme de vie stable.

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Manon Lambert n’a pas terminé d’expliquer à Lucy ses droits que la jeune femme l’interrompt et pose une question en inuktitut à Céline Tukalak. « Elle veut savoir quand l’enfant va arriver », traduit l’intervenante.

Manon Lambert devient soudainement émue. « Tu acceptes de le prendre ? », demande-t-elle à Lucy, qui acquiesce en souriant. Les larmes montent aussitôt aux yeux de Manon Lambert : « Tu vas me faire pleurer. Ces enfants sont vraiment chanceux de t’avoir. »

Depuis deux ans, Manon Lambert, qui a fait carrière dans les services sociaux, est de retour à Puvirnituq, où elle est chef de service au département des familles d’accueil.

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Manon Lambert

Mon objectif principal, c’est d’éviter d’envoyer des enfants à l’extérieur de la communauté. De ne pas les déraciner.

Manon Lambert, chef de service au département des familles d’accueil de la DPJ du Centre de santé Inuulitsivik

Dans chaque décision, l’intervenante essaye de tenir compte de la réalité locale. Pas question, par exemple, d’exiger que chaque enfant placé en famille d’accueil ait sa propre chambre. « La pénurie de logements est tellement grande ici qu’on ne trouverait pas de familles », note-t-elle.

Directrice de la protection de la jeunesse de la région, Chantal Fournier explique que depuis 2014, « il y a une volonté de faire que les services aux jeunes et aux familles soient plus régionaux et plus adaptés culturellement ».

Dix-huit ans, ça peut paraître jeune pour une mère d’accueil. Mais ici, il y a des mamans de cet âge et des grandes sœurs très impliquées dans les familles. Ce n’est pas une question d’âge. Mais une question de maturité et d’être en mesure de répondre aux besoins des enfants.

Chantal Fournier, directrice provinciale de la DPJ pour le Nunavik

De grands besoins

Les problèmes sociaux au Nunavik et les grands besoins en protection de la jeunesse ont fait l’objet de plusieurs rapports au fil des ans. Au Nunavik, 30 % des enfants font l’objet d’un signalement, soit six fois plus que la moyenne provinciale, peut-on lire dans un rapport de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse de 2010.

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Manon Lambert et Céline Tukalak dans le salon de Lucy

Dans son rapport déposé en avril 2021, la commission Laurent rappelait que plusieurs enquêtes, dont celle de la commission Viens sur les relations entre les Autochtones et certains services publics, ont démontré la « difficulté du système de protection de la jeunesse à s’adapter aux réalités autochtones et l’insuffisance des services de première ligne ». Ces difficultés entraînaient la « surreprésentation des enfants autochtones dans le système de protection de la jeunesse ».

Des facteurs sociohistoriques, comme les politiques d’assimilation et les pensionnats, de même que les importants écarts socio-économiques entre Allochtones et Autochtones expliquent aussi la surreprésentation des enfants autochtones dans les services de la DPJ, écrivait également la commission Laurent.

La Régie de la santé et des services sociaux du Nunavik reconnaît que « la DPJ est sans aucun doute bien sollicitée au Nunavik ». La moitié des 13 000 habitants du territoire ont moins de 18 ans. Soit deux fois plus que dans le reste du Québec. « Étant donné la petitesse des communautés, les ressources pour les familles et les enfants sont limitées, ce qui fait que, lorsqu’une situation concernant un enfant survient, on se tourne rapidement vers la DPJ », note la porte-parole, Kathleen Poulin. Les signalements sont en forte hausse depuis des années au Nunavik, comme dans plusieurs régions du Québec.

Et la pénurie de travailleurs est importante. Sur les 79 postes permanents à la DPJ du Centre de santé Inuulitsivik, seulement 25 % sont actuellement occupés. Comment les équipes arrivent-elles à répondre aux demandes ? « On fait ce qu’on peut… », dit Annie Hotte, directrice adjointe de la protection de la jeunesse au Centre de santé Inuulitsivik. Mais le recrutement n’est pas facile.

La majorité des intervenantes de la DPJ qui travaillent dans le Nord sortent à peine des bancs de l’école. Elles restent en moyenne un an et demi en poste. Dans ce contexte de fort roulement de personnel, tisser de bons liens avec la communauté est difficile. La méfiance est souvent palpable. S’ajoutent les défis culturels et de communication. Malgré les efforts d’adaptation de la DPJ ces dernières années, des irritants demeurent. Le bâtiment abritant la DPJ à Puvirnituq en est un exemple. La vaste bâtisse a été construite sur un monticule surplombant le village. La communauté, très fière de ses enfants, y a vu une prétention de supériorité de la part de la DPJ.

Dans une atmosphère tendue, la vie d’intervenante de la DPJ n’est pas toujours facile dans les petites communautés, où l’on peut croiser à l’épicerie plusieurs familles chez qui on intervient, reconnaît Mme Hotte.

Celle-ci indique que la DPJ tente d’embaucher le plus d’intervenantes inuites possible. Comme Céline Tukalak. Ou Mary Nulukie, qui travaille comme intervenante à la DPJ depuis 15 ans. Mais travailler dans une communauté où l’on connaît tout le monde n’est également pas simple. Durant ses premières années en poste, Mary Nulukie a dû changer plusieurs fois de numéro de téléphone.

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Mary Nulikie, intervenante à la DPJ du Centre de santé Inuulitsivik

Des gens du village m’appelaient à la maison pour me dire des bêtises. Mais les gens comprennent de plus en plus ce qu’on fait. J’adore mon travail. J’adore travailler avec les enfants.

Mary Nulikie, intervenante à la DPJ du Centre de santé Inuulitsivik

Au Centre de santé Inuulitsivik, on compte huit intervenants inuits en protection de la jeunesse. « Ce n’est pas assez. […] Sur le terrain, la compétence la plus importante, c’est souvent la compétence culturelle. Le reste, ça s’apprend », affirme Mme Fournier. Une campagne de recrutement est en élaboration. Et des travaux sont en cours afin que les compétences des travailleuses inuites, qui ne possèdent pas toutes des diplômes universitaires, soient reconnues.

Mme Fournier explique que les intervenants inuits peuvent former leurs collègues allochtones pour que ceux-ci « aient une meilleure compréhension des aspects culturels » de la communauté. Par exemple, il est important de comprendre que le concept de famille est élargi chez les Inuits, explique Mme Hotte. « C’est vraiment le village qui élève les enfants », dit la femme qui habite à Puvirnituq depuis 12 ans.

Il est par exemple commun qu’un membre de la famille élargie adopte l’enfant d’un proche. Ce n’est que lorsqu’une telle adoption traditionnelle est impossible qu’on se tourne vers des familles d’accueil. Il y en a une centaine à Puvirnituq. Mais la demande dépasse largement l’offre.

En 2020-2021, il y a eu en moyenne durant toute l’année 163 enfants placés en famille d’accueil.

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Estelle Bélanger et Céline Tukalak interviennent dans le foyer d’urgence accueillant les bébés de Puvirnituq.

À qui confier les bébés ?

Dans ce contexte de pénurie de familles d’accueil, trouver une place pour les bébés est particulièrement difficile, explique Manon Lambert. « Les maisons sont bondées. Et il y a déjà beaucoup d’enfants. Pour les parents, accepter de prendre un bébé, c’est parfois trop », dit-elle. Au cœur du village de Puvirnituq, une maison sert de foyer d’urgence pour les poupons qui doivent rapidement être retirés de leur foyer. Le jour de notre visite, en mars, 12 bambins y étaient sous la supervision de la responsable, l’infirmière auxiliaire Josée-Mélanie Michaud.

Les intervenantes de la DPJ Céline Tukalak et Estelle Bélanger avaient été appelées à y intervenir, car une mère s’était présentée sans avertir pour voir son bébé. Pendant de longues minutes, Estelle Bélanger et Céline Tukalak ont discuté avec la mère. En caressant son bébé, celle-ci a expliqué avoir subi un grave accident dans les derniers jours et avoir failli mourir. D’où son désir de venir serrer son enfant dans ses bras. Estelle Bélanger et Céline Tukalak ont laissé du temps à la mère en lui rappelant tout en douceur l’importance d’appeler la prochaine fois qu’elle viendrait. « Ça n’aurait servi personne d’être trop sévère dans un cas comme celui-ci. Il faut être conscient de la réalité ici, explique Estelle Bélanger, qui travaille à Puvirnituk depuis trois ans. […] J’adore travailler avec les gens de la communauté. Les échanges sont gratifiants. Je reçois d’eux autant que je suis capable de donner. »

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Manon Lambert et Céline Tukalak n’ont pas eu à convaincre Lucy de s’occuper du bébé. La jeune mère d’accueil a accepté presque instantanément.

Pour une direction inuite

Depuis 2017, des intervenants du Nunavik ont entrepris des démarches afin de parvenir dans un avenir rapproché à prendre en charge l’ensemble des services de protection de la jeunesse du territoire.

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« Le but ultime, c’est de prendre en charge la DPJ. De créer un programme bien adapté culturellement. Et de garder les enfants dans la région », résume la directrice du projet, Mina Beaulne.

Rencontrée à Puvirnituq, Mme Beaulne explique avoir travaillé 13 ans à la DPJ. « On veut maintenant changer l’approche. On travaille avec la DPJ là-dessus », dit-elle.

Des représentants de chaque communauté du Nunavik s’impliquent dans le projet. Un groupe de travail a été créé. Y siègent des représentants de 17 groupes très impliqués dans le Nord, comme les maisons de la famille, des comités d’aînés et la Société Makivik, entre autres. Le groupe de travail a mené plusieurs consultations pour établir les bases du projet, qui porte le nom de NIP, pour « Nunavimmi Ilagiit Papatauvinga », ce qui veut dire « quand les familles du Nunavik sont soutenues », explique Mme Beaulne.

PHOTO KATHLEEN POULIN, FOURNIE PAR MINA BEAULNE

Mina Beaulne, directrice du projet NIP

Plusieurs rapports qui se sont penchés sur les services de protection de la jeunesse dans les communautés autochtones au fil des ans, dont celui de la commission Viens, ont indiqué que la solution pour offrir de meilleurs services résidait dans « l’autodétermination ». Au Québec, l’article 37.5 de la Loi sur la protection de la jeunesse « autorise le gouvernement à conclure avec une nation une communauté ou tout autre regroupement autochtone, une entente établissant un régime particulier de protection de la jeunesse ». C’est dans le cadre de cet article que s’inscrit le projet NIP, explique Mina Beaulne.

Le gouvernement fédéral a aussi adopté en 2020 le projet de loi C-92 qui vise à donner pleine autonomie aux Premières Nations en matière de protection de la jeunesse.

Depuis, cinq communautés se sont dotées de leur propre système de protection de la jeunesse au pays. Pour tenir compte de cette réalité, l’Université d’Ottawa a récemment adopté une résolution pour intégrer les savoirs traditionnels autochtones dans la formation des futurs travailleurs sociaux appelés à travailler dans les communautés autochtones.

Lisez l’article « Les savoirs autochtones seront mis de l’avant »

Après avoir travaillé à la DPJ du Centre de santé Inuulitsivik de 2008 à 2011, Chantal Fournier a accepté le poste de directrice de la protection de la jeunesse en octobre dernier. Avec un objectif en tête : terminer la mise en place du projet NIP.

J’y crois, à des services pour et par les Inuits. C’est la meilleure chose qui pourrait arriver.

Chantal Fournier, directrice provinciale de la DPJ pour le Nunavik

En attendant que le projet NIP soit mené à terme et prêt à prendre en charge 100 % des services, la DPJ « travaille main dans la main avec la communauté pour offrir le meilleur service », dit Mme Fournier.

Les premières actions du projet NIP sont déjà visibles dans plusieurs communautés. Des « conseils de famille » ont par exemple été créés et s’impliquent dans les décisions de la protection de la jeunesse, note Mme Beaulne. « Ce sont des conseils de personnes significatives pour l’enfant qui discutent de ce qui pourrait être fait », illustre Annie Hotte, directrice adjointe à la protection de la jeunesse au Centre de santé Inuulitsivik.

Mme Beaulne précise que beaucoup de travail doit encore être fait. « Il n’y a pas encore suffisamment d’intervenants inuits sur le terrain, entre autres, dit-elle. Mais la motivation est présente. On va y arriver. »