Venus des États-Unis et de l’Ontario, les dindons sauvages se multiplient au Québec. Des agriculteurs, exaspérés, réclament une chasse plus efficace.

« Comme les Dalton »

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Des dindons sauvages près de Stanstead, en Estrie

Ogden – Bruno Fauteux se souvient très bien de sa réaction lorsqu’il a vu ses premiers dindons se pavaner dans des champs, aux États-Unis. « Eh boy, c’est quoi, ces affaires-là ? Je ne savais même pas ce que c’était, j’ai posé des questions. »

Il a eu des réponses.

M. Fauteux habite à Ogden, en Estrie, à une douzaine de minutes de la frontière américaine. Ce n’était qu’une question de temps avant que les dindons sauvages n’arrivent aux terres qu’il cultive. Il a vu les premiers vers 2004.

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Des dindons dans les champs près de chez Bruno Fauteux à Ogden, en Estrie

« On le savait qu’un coup rendus, ça allait augmenter très vite. Vers 2010, on a commencé à avoir des dégâts. »

Une femelle pond de 10 à 12 œufs par an. Et si un raton laveur ou un renard chaparde sa première couvée, elle pondra de 8 à 10 autres œufs. C’est ainsi qu’en juillet, on voit des petits de deux tailles différentes dans les troupeaux.

Ça part en file comme les Dalton, du plus grand au plus petit. Il peut y en avoir 10, 15, 20 de long.

Bruno Fauteux, producteur laitier d’Ogden

Leur appétit l’amuse pas mal moins.

« Ils ont déjà mangé un champ de soya au complet », raconte le producteur laitier. Il a cessé de cultiver du soya à cet endroit, ce qui l’oblige à en acheter pour l’alimentation de ses vaches.

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L’hiver, des dindons percent l’emballage de plastique de l’ensilage. La partie du fourrage exposée à l’air devient inutilisable après quelques jours, explique le producteur Denis Fauteux à notre journaliste.

L’hiver, c’est l’ensilage à l’extérieur qui attire les volatiles. Si la plupart se servent dans la partie ouverte, à l’avant, certains picorent le plastique. La partie du fourrage exposée à l’air devient inutilisable après quelques jours.

« Aussitôt qu’ils nous voient, ils se sauvent dans le bois, mais après une heure, ils sont revenus. Ils partent au vol et reviennent en marchant ! »

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Une fois l’emballage de plastique déchiré par les dindons ou d’autres animaux sauvages, les balles de foin exposées à l’air deviennent inutilisables.

Il y a aussi des balles de foin qui se perdent après avoir été picorées, et des portions de champs où plus rien ne pousse après avoir été grattées.

M. Fauteux estime que ces pique-assiettes lui font perdre de 5000 $ à 10 000 $ par an, à peu près autant que les cerfs de Virginie.

Avec la fonte des neiges qui a laissé les champs à découvert, les dindons ont retrouvé d’autres sources de nourriture.

Lors de notre visite, au début du mois, ils se tenaient à bonne distance. Les chasseurs qui se lèveront en pleine nuit pour l’ouverture de la saison, une demi-heure avant le lever du soleil le 29 avril, auront affaire à forte partie. Doté d’une excellente vue et étonnamment rapide, le dindon est réputé être l’un des gibiers les plus stimulants au Québec. Mais même si le nombre de permis vendus a décuplé depuis 2008, c’est encore une chasse en émergence.

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Lorsqu’un dindon se pavane au loin pour attirer les femelles, le défi du chasseur est d’inciter ce mâle à se rapprocher, explique le guide Alain Pelletier.

Il y a cinq ans, voyant que la population « explosait », M. Fauteux a fait appel au guide de chasse Alain Pelletier. Depuis, celui-ci passe en repérage presque chaque jour.

Le 29 avril prochain, vers 4 h 20, M. Pelletier amènera des chasseurs dans la tente montée la veille, installera ses appelants (des leurres imitant une femelle et un mâle) et, lorsque les volatiles s’éveilleront, imitera leurs cris pour attirer les mâles adultes à portée de tir.

« Quand tu as bien fait le travail en amont, quand tu sais où ils dorment et où ils vont quand ils descendent de là, c’est une chasse qui se fait très vite », explique le guide en donnant l’exemple d’un couple de Montréalais accompagné l’an dernier. « À 6 h 30, on avait quatre oiseaux et on prenait un café au Tim Hortons. »

En 2021, la vingtaine de clients amenés par M. Pelletier ont récolté 26 oiseaux chez M. Fauteux.

« Avec Alain, on a vu une bonne différence aux champs l’an passé », se réjouit le producteur.

Le guide collabore ainsi avec une dizaine d’agriculteurs, dont Denis Routhier, à quelques minutes de là. Le producteur de grains, qui faisait déjà affaire avec lui pour le cerf, lui a demandé de l’aide avec les dindons cette année.

On voit que ça se multiplie. Ils ont la vie facile, les animaux, ils ont le garde-manger.

– Denis Routhier, producteur de grains d’Ogden

Soucieux d’éviter que les agriculteurs passent pour des « chialeux » qui prétendent « crever de faim parce qu’il y a des dindons », il demeure prudent dans ses estimations.

La quantité de soya engloutie par une centaine de dindons qui passent la journée dans un champ est plus difficile à mesurer que la ration d’une vache, explique-t-il. Tout comme les pertes dues à l’érosion causée par le grattage. « Je ne dirais pas 10 %, mais [même] si c’est 3 %, les marges ne sont pas énormes là-dedans », dit-il en soulignant que le coût de la plupart de ses intrants (carburant, fertilisants, pesticides, herbicides) « a doublé, ou presque » avec la pandémie.

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Denis Routhier, producteur de grains à Ogden

La multiplication des dindons irrite d’autant plus dans la région qu’elle s’est ajoutée à celle des cerfs, beaucoup plus nombreux qu’autrefois. « On aimerait que ce soit mieux géré », avance M. Routhier, en suggérant que Québec permette une chasse plus intensive dans des sous-secteurs où la faune est plus abondante. « Ici, c’est pas mal morcelé de bois et de champs, donc tout le monde s’en vient où il y a le buffet. »

Producteur à Stukely-Sud, à une demi-heure de Granby, Guillaume Dame n’a pas de problèmes de dindons. Mais à titre de vice-président de l’UPA-Estrie, il entend ses membres s’inquiéter du grattage de leurs champs de trèfle et des fientes laissées dans les mangeoires extérieures des bovins.

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Guillaume Dame, vice-président de l’UPA-Estrie, dans son érablière à Stukely-Sud

On ne veut pas l’éradication du dindon, mais une meilleure cohabitation.

Guillaume Dame, vice-président de l’UPA-Estrie

Il aimerait que les experts du ministère de la Faune « donnent les outils nécessaires aux producteurs, qu’ils fassent un contrôle plus massif lorsqu’il y a un problème ». Une saison plus étendue, comme pour le petit gibier, aiderait aussi à réduire les populations, croit-il.

Les producteurs de l’Estrie ne sont pas les seuls à en avoir soupé des dodus dindons.

Leur présence est aussi dénoncée en Mauricie, et même en Chaudière-Appalaches, où elle est plus récente.

PHOTO FOURNIE PAR L’UPA

Stéphane Alary, président de la Fédération de l’UPA Outaouais-Laurentides

À Luskville, en Outaouais, Stéphane Alary a renoncé à cultiver des céréales à petits grains (blé, avoine, orge) sur une centaine d’acres de « super bonnes terres maraîchères » parce que les dindons gobaient 10 % de sa récolte.

« Je veux bien aider la faune, ça fait partie du jeu, c’est un peu comme payer des impôts », dit le président de l’UPA régionale. « Mais à un moment donné, quand ça dépasse la limite, on envisage autre chose. »

Québec pourrait accorder des sommes pour les pertes occasionnées par la faune, un peu comme il l’a fait pour l’élargissement des bandes riveraines avec le programme de Rétribution des pratiques agroenvironnementales, suggère-t-il.

Jusqu’à trois dindons par chasseur

Québec permet aux chasseurs québécois de récolter jusqu’à trois dindons sauvages par an, soit deux au printemps et un à l’automne, à condition de les traquer au bon endroit. La prise d’un deuxième dindon est permise dans sept zones seulement au printemps, et la chasse automnale est autorisée dans six zones.

Découvrez les conditions de la chasse au dindon

Le dindon se déploie

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Un dindon sauvage en contrebas de la route près d’Ogden, en Estrie

Quand le biologiste Tadeusz Splawinski a commencé à chasser le dindon sauvage en 2014, il se rendait près d’Ormstown, au sud de Montréal, car dans la région où se trouve son chalet, à Wentworth-Nord, dans les Laurentides, il n’y en avait pratiquement pas.

« Maintenant, ils sont partout autour. Depuis 2017, je les chasse directement là au printemps », témoigne celui qui collabore avec la Fédération canadienne du dindon sauvage. « Il y a même des histoires de gens qui en ont vu ou entendu au Témiscamingue et dans le parc La Vérendrye, donc presque à la limite de la forêt boréale, et près de Rouyn-Noranda, ce qui est complètement à l’intérieur de la forêt boréale. »

PHOTO FOURNIE PAR TADEUSZ SPLAWINSKI

Tadeusz Splawinski, biologiste à la Fédération canadienne du dindon sauvage, avec un dindon chassé près de son chalet, dans les Laurentides

Arrivées au Québec par les États-Unis et l’Ontario, les populations de dindons sauvages se répandent dans la région de la Capitale-Nationale et en Mauricie, ainsi que dans Lanaudière et les Laurentides, confirme Maxime Lavoie, biologiste au ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs (MFFP). Les récoltes croissantes des chasseurs en témoignent. « Ça suggère que le dindon commencerait à augmenter son aire de répartition vers le nord et l’est. »

Évaluer leur densité est plus complexe. « Il suffit d’un hiver pour ramener ces populations à zéro et limiter l’expansion nordique », explique M. Lavoie, dont le doctorat portait sur le dindon sauvage. À l’inverse, une population pratiquement anéantie par un hiver rude peut se reconstruire rapidement grâce aux 10 à 12 œufs pondus par chaque femelle. Avec de telles fluctuations, la représentativité d’un inventaire aérien serait de courte durée, un investissement jugé non rentable par le Ministère.

Que dire aux producteurs agricoles du sud de la province, où les dindons, épargnés par l’hiver, prospèrent à leurs dépens ?

« Je ne dis pas qu’ils ont tout faux, mais selon la littérature, c’est souvent moins important que ce qui est perçu », répond M. Lavoie. Le dindon, dit-il, a mauvaise réputation parce qu’il est très visible – il est diurne et peut se regrouper à plus d’une centaine d’individus dans les champs l’hiver.

PHOTO FOURNIE PAR MAXIME LAVOIE

Maxime Lavoie, biologiste au ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs, avec un des dindons étudiés durant son doctorat

Les études ont montré qu’il était faussement associé à des dégâts faits durant la nuit ou tôt le matin, par le cerf de Virginie ou les ratons-laveurs, par exemple.

Maxime Lavoie, biologiste au ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs

Bien que le plan de gestion du Ministère se termine dans moins d’un an (31 mars 2023), il n’y aura pas de changement avant 2024, prévoit le biologiste. Et comme une chasse automnale a été ajoutée en 2020, « a priori, il n’y aura pas de nouvelles grosses étapes, on a pas mal tous les outils en place pour faire une bonne gestion ». Les changements qui pourraient survenir au terme des consultations risquent d’être « quand même minimes », comme permettre la chasse dans de nouvelles zones ou augmenter la récolte permise à deux oiseaux dans d’autres.

Le dindon montréalais

Villeray, Ahuntsic, Pointe-aux-Trembles, Ouest-de-l’Île : depuis la pandémie, les signalements de dindons sauvages se multiplient à Montréal.

PHOTO FOURNIE PAR DAVID RODRIGUE

Durant la pandémie, des dindons sauvages se sont aventurés jusqu’au guichet d’admission du Zoo Ecomuseum, à Sainte-Anne-de-Bellevue.

« Ils sont partout maintenant », confirme le directeur général du Zoo Ecomuseum de Sainte-Anne-de-Bellevue, David Rodrigue. « Ce n’est pas impossible qu’ils soient arrivés en volant, mais c’est assez peu probable », note le biologiste. Ils pourraient avoir marché sur la glace, mais M. Rodrigue a une hypothèse plus… pandémique.

PHOTO CINDY BOYCE, FOURNIE PAR DAVID RODRIGUE

David Rodrigue, biologiste et directeur général du Zoo Ecomuseum

Dans la période de gros confinement, il n’y avait presque plus personne sur les routes et la faune s’est beaucoup dégênée. Il n’est vraiment pas impossible que le dindon soit carrément passé par un des ponts.

David Rodrigue, biologiste et directeur général du Zoo Ecomuseum

Vont-ils se mettre à pourchasser des véhicules ou des enfants, comme aux États-Unis ?

« Il n’y a pas de raisons de s’inquiéter que les dindons se mettent à pourchasser les gens… jusqu’au moment où des gens commencent à les nourrir. C’est toujours ça, le problème. »

Un animal sauvage habitué à recevoir de la nourriture peut avoir une réaction agressive envers un humain qui ne lui en donne pas.

« La meilleure façon de tuer un animal sauvage, c’est de commencer à le nourrir », résume le biologiste en évoquant les risques qu’il soit euthanasié ou victime d’une collision.

Montréal a récemment publié des conseils pour cohabiter avec ses dindons. Il est notamment recommandé aux propriétaires de mangeoires d’oiseaux d’enlever les graines tombées au sol.

« La Ville n’a reçu aucun signalement pour des collisions, dégâts aux propriétés ou attaques en lien avec les dindons », nous a précisé un porte-parole par courriel.

Si un tel évènement survient, Montréal recommande de contacter S.O.S. Braconnage (1 800 463-2191).

La Ville ne jugeant pas la situation alarmante, elle n’a pas recensé les volatiles.

Consultez « Pour une coexistence harmonieuse avec le dindon sauvage »

Des collisions mal répertoriées

Dans les campagnes où le dindon sauvage abonde, il n’est pas rare d’en croiser sur les routes.

« J’en ai déjà frappé un dans mon pare-brise, ça donne un bon coup », raconte le producteur agricole Stéphane Alary, qui habite dans l’Outaouais.

Bruno Fauteux a vécu l’expérience plusieurs fois aux États-Unis.

« Ça fesse en désespoir quand tu reçois ça en plein pare-brise ! », s’exclame le producteur de l’Estrie. « Quelquefois, j’ai eu peur et je suis resté surpris sur un méchant temps », dit-il en évoquant un volatile qui a percuté son rétroviseur pendant qu’il effectuait un dépassement.

Contrairement aux collisions avec des cerfs de Virginie (4887 en 2020, dont 5 graves), celles impliquant des dindons ne sont pas détaillées dans les données de la Société de l’assurance automobile du Québec (SAAQ). Elles sont incluses dans la catégorie « autre animal » (354 collisions en 2020, dont 2 graves).

Au moins une collision dindon-motocyclette a été signalée au Québec en 2020, à Stanbridge East. Des accidents du genre ont aussi été rapportés en Ontario et aux États-Unis, dont un mortel en Oregon en 2019.

En savoir plus
  • « Le dindon sauvageest un oiseau forestier qui profite de l’agriculture. »
    Source : Plan de gestion du dindon sauvage au Québec 2016-2023, ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs