La tenue d’un « procès fantôme » secret est l’aboutissement d’une « lente dérive » des tribunaux québécois, qui se ferment de plus en plus au public, dénoncent les patrons d’une quinzaine de médias d’information, dans une lettre ouverte envoyée aux juges en chef du Québec afin de réclamer un examen des pratiques judiciaires en matière de transparence.

La Presse révélait vendredi comment la Cour d’appel avait découvert l’existence d’un procès criminel secret tenu dans un contexte que le plus haut tribunal du Québec juge « incompatible avec les valeurs d’une démocratie libérale ». Aucun numéro de dossier n’a été ouvert, les accusations ont été gardées confidentielles, tout comme la sentence et le nom du juge. Le jugement n’a pas été archivé au greffe, et des témoins ont été interrogés en dehors du palais de justice.

L’accusé, un informateur de police, a finalement porté sa condamnation en appel, ce qui a révélé l’existence de son procès tenu hors des canaux habituels.

« En somme, aucune trace de ce procès n’existe, sauf dans la mémoire des personnes impliquées », expliquait la Cour d’appel dans un jugement qui annulait la condamnation du mystérieux accusé.

Mascarade

« Comment se fait-il qu’une telle mascarade ait pu avoir lieu ici en 2021 ? En 2022 ? Malheureusement, le public ignore jusqu’à la date à laquelle ce procès s’est tenu », déplorent les dirigeants des salles de rédaction qui signent la lettre ouverte.

Des patrons d’organisations journalistiques privées et publiques, anglophones et francophones, issus du monde de la presse écrite, de la radio et de la télévision participent à la démarche et font part de leur « indignation ». Il s’agit de représentants de La Presse, Radio-Canada, Cogeco Nouvelles, Global News Montréal, Montreal Gazette, City News Montréal, CBC Québec, CBC News, La Presse Canadienne, Le Soleil, La Tribune, Le Droit, La Voix de l’Est, Le Nouvelliste et Le Quotidien.

Il est inacceptable qu’un tel procès puisse avoir eu lieu au Québec sans que le public ne soit même avisé de son existence et encore moins du tribunal devant lequel il s’est déroulé et de l’identité du juge et des avocats impliqués.

Extrait de la lettre de dirigeants de salles de rédaction

Les signataires soulignent que les tribunaux québécois semblent faire de plus en plus d’exceptions au principe de base qui veut que la justice soit publique. « En ce sens, le procès fantôme mis au jour la semaine dernière est l’aboutissement logique de cette lente dérive », plaident-ils.

Ils réclament un examen en profondeur des pratiques en matière de publicité des débats. « Il s’agit non seulement de faire la lumière sur les gestes passés, mais également d’en tirer des leçons afin d’éviter qu’ils ne se reproduisent à l’avenir », précise la lettre.

Le juge en chef surpris

Joint par La Presse, le juge en chef de la Cour supérieure, Jacques Fournier, a fait part de sa surprise devant l’existence de ce procès hors norme.

« Je n’ai jamais entendu parler de cette affaire avant que cela sorte dans les journaux. Je suis surpris que cela arrive sans que j’en aie entendu parler », a-t-il déclaré.

« Un procès secret va à l’encontre des principes, mais je ne peux pas commenter davantage, car je ne connais pas le dossier », a-t-il ajouté.

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, ARCHIVES LA PRESSE

Le juge en chef de la Cour supérieure, Jacques Fournier

De son côté, la juge en chef de la Cour du Québec, Lucie Rondeau, a expliqué ne disposer d’aucun détail sur ce qui s’est passé. « Les seules informations dont nous avons connaissance proviennent de la décision de la Cour d’appel. Cette situation fait en sorte qu’il est difficile, voire impossible, de mener des vérifications additionnelles », dit-elle.

« L’équivalent d’une bombe nucléaire »

À Québec, la députée péquiste Véronique Hivon a dit souhaiter que les parlementaires se saisissent d’urgence d’un mandat d’initiative pour entendre des témoins clés qui expliqueront comment un procès secret a pu se tenir au Québec. Selon elle, les révélations faites par La Presse sont « l’équivalent d’une bombe nucléaire pour le système de justice ».

« Ça remet complètement en cause les fondements du système de justice. […] C’est tellement grave, ce qu’on a appris, il faut, comme élus, comme gardiens de la démocratie au Québec, se saisir en commission de cet enjeu », affirme-t-elle.

Dans une lettre envoyée à la Commission des institutions, mardi, Mme Hivon lui demande de se saisir d’un mandat d’initiative et d’inviter le ministre de la Justice, des sous-ministres, le Directeur des poursuites criminelles et pénales, le Barreau du Québec et l’Association des avocats de la défense à venir témoigner. En début de soirée, le Parti libéral a affirmé qu’il appuyait la demande.

Interrogé à la période des questions par le député libéral Gaétan Barrette, le ministre de la Justice, Simon Jolin-Barrette, a réitéré qu’il avait demandé « à faire des vérifications pour [se] renseigner adéquatement sur le dossier ».

« Je tiens à réitérer que la justice doit être rendue publiquement. Il peut arriver dans des circonstances exceptionnelles que des mesures doivent être prises pour faire en sorte dans un cas comme celui-ci de protéger l’identité d’un informateur de police, mais j’ai été fort surpris de ce processus-là et je suis encore en attente de certaines vérifications. Au moment opportun, je pourrai vous renseigner adéquatement s’il y a des mesures à prendre », a-t-il ajouté.

Au Salon bleu, Gaétan Barrette a affirmé qu’il s’était senti « en Amérique du Sud dans les années 1970, à Guantánamo [et d’autres] affaires de même » en apprenant la tenue d’un procès secret au Québec.