Ils partent au front sans la moindre expérience de combat, mais leur désir d’aider les Ukrainiens est plus fort que tout. Des centaines de Canadiens ont répondu à l’appel du président Volodymyr Zelensky et tentent de se joindre aux bataillons de l’armée ukrainienne. La Presse a rencontré deux d’entre eux, jeudi après-midi, à leur départ à l’aéroport Pierre-Elliott-Trudeau.

Antonio n’a pu retenir ses sanglots. « Vous allez revenir, hein ? », a-t-il chuchoté à l’oreille de son fils Luca et de son ami Antoine en les enlaçant, juste avant que les deux jeunes hommes ne s’engouffrent dans l’aéroport avec leurs sacs à dos kaki remplis à craquer.

La grand-mère de Luca lui a remis une minuscule médaille d’argent montrant l’archange Michel terrasser le diable de son glaive : une décoration obtenue par son mari – le grand-père de Luca – lors de la guerre civile angolaise.

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

Médaille montrant l’archange Michel

Les deux jeunes hommes de 20 ans, confrères du secondaire qui se sont enrôlés dans l’armée à 16 ans avec l’autorisation de leurs parents, et qui ont fait partie de l’infanterie de la Force de réserve pendant trois ans, grossissent une vague inattendue de combattants volontaires qui ont pris l’avion depuis le week-end dernier pour se rendre en Ukraine. Après un appel lancé par le président Zelensky, près de 20 000 volontaires d’une cinquantaine de pays ont présenté leur candidature auprès d’ambassades de l'Ukraine pour intégrer la « Légion internationale de défense du territoire », créée samedi.

Citant des sources ukrainiennes, le National Post affirme que près de 550 soldats canadiens se sont déjà joints à ce bataillon, dans la région de Kyiv.

« L’attrait est d’une ampleur inattendue. Plus de 1000 personnes se sont manifestées », affirme l’ancien député fédéral Borys Wrzesnewskyj, qui collabore avec les officiels ukrainiens pour le recrutement.

« Une proportion très, très élevée n’a aucune expérience de combat », affirme Chris Ecklund, entrepreneur et ex-militaire d’Hamilton qui a créé le groupe Fight for Ukraine pour aider les volontaires à se coordonner.

La plupart d’entre eux ne sont absolument pas prêts. Les gens réagissent à ce qu’ils voient à la télé avec émotion et veulent aider. L’ambassade ukrainienne refuse la plupart d’entre eux sans donner d’explications.

Chris Ecklund, entrepreneur et ex-militaire d’Hamilton

« Nous faisons tout pour dissuader ceux qui n’ont pas d’expérience, mais dans bien des cas, ils partent quand même par leurs propres moyens », précise M. Wrzesnewskyj.

Seul déploiement officiel : un CHSLD

C’est notamment le cas de Luca et d’Antoine, formés comme fantassins, mais qui n’ont jamais été sous les feux. « Mon seul déploiement officiel, ç’a été dans les CHSLD pendant la COVID-19 », dit Luca. Il voit la guerre en Ukraine comme une façon de mettre ses connaissances à profit pour aider un peuple qui souffre. « Quand tu rentres dans l’armée, tu acquiers beaucoup de discipline, de rigueur et de valeurs positives. Le désir d’aider est très présent. C’est profondément ancré dans nos valeurs », assure-t-il.

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

Départ de Luca et Antoine pour l’Ukraine

Au cours des prochains jours, ils grossiront les rangs de la Brigade normande, organisation de combattants étrangers déjà active sur le terrain en Ukraine. Ils s’y rendent à leurs propres frais, investissant une petite fortune pour acheter des bottes, des sacs et des vestes tactiques. Ils s’attendent à être équipés d’AK-47 et de plaques de blindage balistique une fois sur place.

« C’est vraiment au-delà de toute question politique, renchérit Antoine. Du monde meurt, des crimes de guerre sont commis. On ne peut pas rester les bras croisés. »

C’est sûr que je n’ai jamais tué quiconque, et que je ne pourrai jamais comprendre ce que ça implique tant que je ne le vivrai pas, mais je suis prêt à accepter ça, même si je vais l’avoir sur ma conscience. Ça fait partie de notre métier.

Antoine, soldat de 20 ans

« Si je suis traumatisé ou si je perds un bras, peu importe, la cause reste la même. C’est ça, la priorité », ajoute le jeune soldat.

Traités comme des « criminels » par les Russes

Le ministère de la Défense de la Russie a affirmé la semaine dernière que les combattants volontaires étrangers qui seraient capturés sur le sol ukrainien seraient considérés « comme des mercenaires ». À ce titre, ils ne bénéficieraient pas du statut de prisonnier de guerre garanti par la Convention de Genève : « Le mieux qui attend ces mercenaires lorsqu’arrêtés est une poursuite criminelle », a déclaré le porte-parole Igor Konachenkov.

Les deux volontaires québécois partis jeudi se disent très conscients des risques qu’ils courent à cet égard. Ils savent aussi qu’aucun entraînement militaire ne peut les protéger d’attaques aériennes, de tirs d’artillerie ou de bombes qui explosent à côté d’eux. « L’armée, ça te pousse à faire abstraction de tes peurs et à te concentrer sur le moment présent, pour éviter de tomber dans une vision en tunnel », dit Antoine, qui a suspendu ses études collégiales en mécanique pour partir au front. « Quoi qu’il arrive, on va se démerder. Il y a des solutions à tout dans la vie », ajoute-t-il.

« On a tout sacrifié pour ça. On va y rester aussi longtemps que nécessaire. On ne laissera pas de frères d’armes là-bas », ajoute Luca, qui travaille comme camionneur. Il a complètement vidé son appartement au cours des derniers jours pour éviter ce fardeau à ses parents s’il devait y laisser sa peau.

Coup dur pour leurs familles

Selon ce qu’a appris La Presse, le Service de police de la Ville de Montréal a notamment été appelé à intervenir la semaine dernière à l’aéroport Trudeau, à la demande d’une femme paniquée, dont le conjoint a pris un vol vers l’Europe pour aller se battre en Ukraine. Une demi-douzaine de policiers ont interpellé l’homme pour des raisons humanitaires avant son enregistrement, mais après avoir constaté qu’il était sain d’esprit, très conscient de la réalité et apte à prendre des décisions, ils l’ont laissé partir. « C’est juste une personne qui voulait aider », a indiqué une source policière. Aucune loi n’interdit à des ressortissants canadiens de participer à un conflit en territoire étranger, pourvu que ce ne soit pas au sein d’organisations terroristes ou de pays en guerre avec des « pays amis ».

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

Départ de Luca et Antoine pour l’Ukraine

Rencontrée à l’aéroport Trudeau, la mère d’Antoine, Sophie, dit avoir failli s’évanouir quand son fils lui a annoncé qu’il partait.

C’est brutal. Je n’ai pas eu beaucoup de temps pour me faire à l’idée. Dans le fond, on regarde ça de façon égoïste. Antoine s’en va aider, mais s’il lui arrive quelque chose là-bas, qui va m’aider ? Quand il était dans l’armée, on avait du soutien, mais là, on n’en a pas.

Sophie, mère d’Antoine

« C’est sûr que c’est difficile à comprendre, mais on ne peut pas faire autrement que les appuyer dans leurs démarches. Ils ne s’en vont pas faire un mauvais coup », ajoute la mère d’Antoine.

« Pour ma mère, ç’a été extrêmement dur. Pour elle, c’est une mission suicide. Elle est fière, mais elle a vraiment peur », admet quant à lui Luca. Sa sœur jumelle, Caterina, aussi s’est dite terrifiée. « Je trouve ça difficile. Je ne veux pas lui dire adieu, a-t-elle confié à La Presse. Il veut aider, il trouve que ce qui se passe en Ukraine est une injustice. Je sais qu’il le fait par empathie. Je dois juste accepter sa décision. »

Le père de Luca, lui-même ancien militaire, qui a vu son propre père revenir de la guerre civile d’Angola « brisé », « agressif comme un animal » et complètement changé après deux ans de guerre, se dit de son côté prêt à faire face aux pires scénarios au retour de son fils. « Je vais être là pour lui », promet-il.

Antonio a même appelé ces derniers jours la Légion royale canadienne, groupe de soutien pour anciens combattants dont il est membre, pour mettre sur pied un groupe d’entraide et pour organiser une campagne de financement afin de payer pour un éventuel rapatriement de sa dépouille si nécessaire. « Je sais que Luca peut revenir brisé, mais il a mon appui total », affirme l’homme.

La Presse a choisi de ne pas révéler les noms complets des deux combattants et de leur famille pour ne pas compromettre leur sécurité.