L’ex-vice-président de la commission Laurent se vide le cœur en entrevue avec La Presse

« Je suis plus que découragé, je suis désespéré. »

Neuf mois après la remise du rapport de la Commission spéciale sur les droits des enfants et la protection de la jeunesse, André Lebon, qui en était le vice-président, lance un véritable cri du cœur en entrevue avec La Presse. La situation est pire que jamais à la direction de la protection de la jeunesse (DPJ) et c’est la tablette qui guette le rapport rédigé par les commissaires après deux ans de consultations, craint-il.

« Si je n’en avais pas vu, des rapports tourner en queue de poisson, si je n’en avais pas signé, des rapports qui n’ont jamais été appliqués, je dirais : je fais confiance. Alors la personne qui vient me dire : “Oui, nous, on est sérieux”, je lui réponds : “Tu es le 30e sérieux que je rencontre et les autres n’ont jamais livré. Alors attelle-toi pour me convaincre. Moi, je veux des dates, des échéances, des porteurs de ballon” », lance-t-il.

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Lionel Carmant, ministre délégué à la Santé et aux Services sociaux

Sa sortie n’est pas dirigée contre le ministre délégué à la Santé et aux Services sociaux, Lionel Carmant, prend-il soin de préciser. « Je respecte le ministre et je me fie à sa parole. Mais le ministre, il a une machine, il a un contexte, il n’a pas d’argent illimité, il y a des élections qui s’en viennent. Désolé, mais show me the money. »

Pourtant, les députés de l’Assemblée nationale viennent tout juste de terminer l’examen du projet de loi 15, qui modifie de façon importante la Loi sur la protection de la jeunesse en commission parlementaire. Mais ce projet de loi, non seulement il ne va pas assez loin, mais « c’est la pointe de l’iceberg du rapport de la commission », croit M. Lebon.

Or, le plan de suivi des autres recommandations, surnommé « le napperon » dans le milieu par certains à cause de la taille du papier sur lequel on l’imprime, est extrêmement vague, dénonce-t-il. Sur la plupart des éléments, dont certains sont cruciaux, on précise simplement qu’il y aura « un chantier ».

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André Lebon, lors du dépôt du rapport de la Commission spéciale sur les droits des enfants et la protection de la jeunesse, le 3 mai 2021

« Honnêtement, 10 millions plus tard, 4000 personnes qui se sont prononcées, et on va faire des chantiers ? On va aller reparler de ça ? Avec qui ? Combien de temps ? Vous me sentez découragé ? Oui, je suis découragé ! On nous dit qu’on ne l’a pas oublié, que ça va se faire. Si c’est pas fait au printemps, quand est-ce que ça va se faire ? De l’autre bord des élections ? se demande-t-il. Je suis plus que découragé, je suis désespéré. »

Un plan détaillé existe au Ministère, avec des échéanciers précis. Mais très peu de gens l’ont vu, dit André Lebon. « Encore un maudit problème de cachotteries. Quelques happy few l’ont vu. Ce manque de transparence est problématique. »

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Régine Laurent, ex-présidente de la Commission spéciale sur les droits des enfants et la protection de la jeunesse, en février 2020

Mais au-delà du devenir du rapport, il y a la réalité de terrain à la DPJ. Et c’est ce qui inquiète le plus l’ex-vice-président de la commission Laurent. Les services sociaux, estime-t-il, sont dans une situation aussi, sinon plus, précaire qu’au début des travaux de la Commission, en mai 2019. Comment en arrive-t-il à ce constat ? Pour quatre raisons.

PHOTO MARTIN TREMBLAY, ARCHIVES LA PRESSE

1. Les listes d’attente de la DPJ sont plus longues qu’en mai 2019.

Les chiffres des listes d’attente démontrent en effet que la situation actuelle est pire qu’au déclenchement de la commission Laurent. En janvier, 4096 enfants étaient en attente pour une évaluation à l’échelle du Québec. C’est un chiffre supérieur à celui de mai 2019, date de la mise sur pied de la commission. À cette date, on retrouvait 3788 enfants sur la liste d’attente pour une évaluation.

On est au même point, trois ans plus tard, après ce qui est censé être un électrochoc. On a eu la Commission, des gens qui viennent témoigner, des prises de parole, des budgets ajoutés. Malgré tout cela, depuis trois ans, on a la même liste d’attente catastrophique, sinon pire.

André Lebon, ex-vice-président de la Commission spéciale sur les droits des enfants et la protection de la jeunesse

La situation est particulièrement critique à Montréal, et ce, depuis un grand nombre de mois. En date de mardi, 437 enfants étaient sur la liste d’attente. À peine quelques semaines auparavant, c’étaient près de 630 enfants que la DPJ veut « voir le plus rapidement possible pour [s’]assurer de leur sécurité et de leur bien-être », avait alors indiqué la directrice de la protection de la jeunesse du CIUSSS du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal, Assunta Gallo.

Et cette situation critique n’est pas qu’épisodique : elle dure depuis des mois. En octobre dernier, Mme Gallo déplorait une « situation sans précédent », qui perdurait depuis six mois. Quelque 426 enfants se trouvaient alors sur la liste d’attente pour une évaluation.

À cette liste d’attente du CIUSSS du Centre-Sud s’ajoutent également les enfants qui relèvent de la DPJ Batshaw, liée au CIUSSS de l’Ouest-de-l’Île-de-Montréal. Là-bas, 443 autres enfants sont en attente d’une évaluation. Au total, sur l’île de Montréal, c’est donc près de 900 enfants qui attendent qu’on évalue leur cas à la suite d’un signalement aux services sociaux qui a été retenu.

2. La première ligne est toujours aussi inefficace.

Pendant les audiences de la commission Laurent, le chercheur Nico Trocme, de l’Université McGill, est venu dire aux commissaires qu’une grande majorité d’enfants sous protection auraient très bien pu se passer des services de la DPJ s’ils avaient reçu du soutien de la première ligne, soit les médecins de famille et les services psychosociaux des CLSC.

Le nombre élevé de signalements qui sont en attente d’évaluation, c’est la première ligne qui ne fait pas sa job. Mais comment faire pour que les gens reçoivent des services en première ligne avant d’aboutir à la DPJ ? Tout ce qu’on a dit dans le rapport sur l’importance de la première ligne, on le sait, on le dit depuis 40 ans. C’est juste qu’on ne l’a jamais fait !

André Lebon, ex-vice-président de la Commission spéciale sur les droits des enfants et la protection de la jeunesse

Pour lui, il y a un « problème de culture » chez les intervenants de première ligne, notamment celle de l’intervention volontaire. Les intervenants à l’œuvre dans les CLSC renoncent dès le premier refus d’une clientèle difficile, dénonce M. Lebon.

« Ils disent que madame n’est pas collaborante, alors on ferme le dossier. Il faut utiliser notre capacité de conviction pour parler avec les gens. Ils ne peuvent pas juste nous dire : “Je veux pas.” Ça se travaille, ça ! s’exclame-t-il. Ce ne sont pas des équipes SWAT qui travaillent en protection de la jeunesse. Ils ont la même formation de base que celui qui travaille en CLSC ! »

3. On continue à travailler en silo.

L’un des problèmes cruciaux soulevés par la commission Laurent : les intervenants de différents réseaux, et des organismes communautaires, travaillent tous en silo. Alors qu’ils devraient unir leurs forces dans l’intérêt des enfants.

« Le renouveau de l’intersectoriel, tout le monde le souhaite : il faut arrêter de travailler en silo. Moi, je ne suis plus capable d’entendre ça. Je suis devenu comme Michel Chartrand : après 53 ans de combat, je suis en crisse à longueur de journée. Parce que je me fais répéter des sornettes qu’on m’a dites il y a 40 ans. Et le fonctionnaire qui me dit ça comme s’il venait de faire une trouvaille, je lui dis : “Sais-tu combien vous êtes à m’avoir répété cette phrase qui ne va nulle part ?” »

Au banc des accusés : la fameuse confidentialité, règle d’or à la DPJ. Un exemple concret ? Une enseignante qui a un enfant de la DPJ dans sa classe peut ignorer totalement que l’enfant qui réagit mal dans sa classe a vécu un drame la veille. Comment sera-t-elle alors en mesure de réagir adéquatement ? se demande André Lebon.

4. L’exode du personnel se poursuit.

Le ministre Lionel Carmant a augmenté les budgets de la protection de la jeunesse. « Il y a eu la sensibilité d’un ministre qui écoute, qui s’est battu pour amener plus d’argent. Aussitôt qu’il a eu des suggestions, il s’est empressé d’obtempérer. » Et pourtant, l’exode du personnel se poursuit, constate M. Lebon.

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

André Lebon, ex-vice-président de la Commission spéciale sur les droits des enfants et la protection de la jeunesse

« Il y a un enjeu de coaching, de supervision professionnelle. Toutes ces choses-là ont été diluées, il n’y en a plus. Les intervenants en protection de la jeunesse se retrouvent avec des situations très difficiles. Ils fuient le bateau, ça continue de fuir le bateau à pleines portes. »

Résultat : les intervenants sur le terrain ont très peu d’expérience. « Je serais curieux de voir un sondage, une photo de chaque DPJ, et vous verriez que l’âge et le bagage d’expérience doivent être de moins de dix-huit mois, deux ans d’expérience. C’est du jeune monde. Ils ne toughent pas. Ils s’en vont ailleurs. »

Des signalements traités dans les délais, d’autres pas

Rappelons que les signalements retenus sont codés par gravité. Les codes 1 et 2, que la DPJ doit prendre en charge de façon urgente, sont traités dans les délais. Ce sont les codes 3, des signalements jugés non urgents, qui se retrouvent sur ces listes d’attente. En théorie, les services sociaux devraient les traiter dans un délai d’une semaine. En pratique, ce délai est dépassé depuis des années au Québec.

La commission Laurent en cinq dates

30 avril 2019 : Mort de la fillette de Granby, âgée de 7 ans.

30 mai 2019 : Le gouvernement du Québec crée une Commission spéciale sur les droits des enfants et la protection de la jeunesse sous la présidence de Régine Laurent.

22 octobre 2019 : Début des travaux de la commission Laurent.

3 mai 2021 : Présentation publique du rapport final de la commission Laurent.

1er décembre 2021 : Le ministre Lionel Carmant dépose le projet de loi réformant la Loi sur la protection de la jeunesse (LPJ).

Alice Girard-Bossé, La Presse