Le métier, les médias, la salle de rédaction de La Presse, et vous

Il y a quelques jours, les élus de la Chambre des communes ont accordé un appui unanime aux représentants des médias après que nombre d’entre eux eurent été rudoyés par les camionneurs qui manifestent à Ottawa.

Les parlementaires ont alors rappelé le « rôle primordial et essentiel des journalistes en démocratie » et ont « déploré les tentatives d’intimidation qu’ils ont subies au cours des derniers jours ».

Une bonne nouvelle, cet appui, du point de vue des salles de rédaction ?

Pas du tout.

Cette motion initiée par le Bloc est certes fort louable, mais elle confirme un fait hautement troublant : les médias font maintenant partie de la nouvelle… alors qu’ils sont censés la couvrir de manière neutre !

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Il y aura précisément cinq ans cette semaine, l’ancien président des États-Unis Donald Trump déclarait la guerre aux médias en les qualifiant sur Twitter d’« ennemis du peuple ».

CAPTURE D’ÉCRAN DE TWITTER

Tweet du 17 février 2017 de l’ex-président des États-Unis Donald Trump

Il aurait été difficile à l’époque d’imaginer que cette salve digne d’un régime totalitaire serait répétée ad nauseam par nul autre que le président de la première puissance mondiale.

Mais ce qu’il aurait été encore plus dur d’imaginer en février 2017, c’est que le front de cette guerre aux médias se transporterait aussi facilement ailleurs en Occident, notamment en France et au Canada. Avec les mêmes répercussions qu’au sud de notre frontière.

Aux États-Unis, Trump a vomi sa haine des « lamestream media » et des journalistes « corrompus » qu’il a qualifiés d’« animaux » et de « vermine » pendant des années.

Et à force de discréditer la profession, un peu comme le fait en ce moment Éric Zemmour en France, Trump a donné le droit à ses partisans d’attaquer impunément les membres des médias. Rappelez-vous les manifestants qui ont pourchassé un journaliste de Fox à l’extérieur de la Maison-Blanche. Ou encore ce groupe de personnes qui a balancé une grenade détonante au siège social de CNN à Atlanta.

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Or, ce qu’on a vu à Ottawa ces derniers jours, c’est que des évènements similaires se reproduisent maintenant ici même, au Canada.

On a tous vu les images de journalistes télé et radio qui se font intimider alors qu’ils font tout simplement leur travail en couvrant la manifestation à Ottawa. On a vu les gardes du corps, les véhicules des médias sans logo pour éviter d’être pris pour cibles, le sang-froid avec lequel les artisans des médias doivent pratiquer leur métier sur le terrain, dans la capitale nationale.

En soi, c’est désolant. Surtout quand des élus prennent le parti de ces mêmes manifestants, en saluant leur désir de liberté… qui ne comprend, hélas, pas la liberté de la presse.

Mais ce qui est plus sournois, c’est la difficulté de couvrir ce genre de choses, car les journalistes deviennent ainsi acteurs d’une nouvelle qu’ils doivent couvrir… sans donner la moindre impression qu’ils prennent position.

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Prenez le cas de Pierre Poilievre, candidat à la direction du Parti conservateur. Lors d’une mêlée de presse, il y a quelques jours, il a soutenu que les grands médias (qu’il qualifie tous de « médias libéraux ») tentaient volontairement de nuire au convoi des camionneurs pour la liberté.

PHOTO ADRIAN WYLD, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Pierre Poilievre, candidat à la direction du Parti conservateur

« C’est intéressant : lorsqu’il y a une manifestation de gauche sur la colline du Parlement, on ne voit pas les médias libéraux passer en revue tous les noms des participants pour essayer de trouver une personne qu’ils peuvent dénigrer pour nuire à tout le groupe », a-t-il dit.

C’est faux.

D’abord, l’attention que portent les médias à cet évènement ne tient pas à son penchant à droite, mais bien à ses immenses conséquences. Ensuite, les reporters ont creusé de la même manière en 2020 pour savoir qui était derrière les blocus antigazoduc… même s’il s’agissait de manifestations de gauche, en quelque sorte, initiées par les chefs héréditaires des Wetʼsuwetʼen.

Mais voyez, justement, la position dans laquelle me place Pierre Poilievre : il me force, en tant que patron d’une salle de rédaction, à contredire ses propos… ce qui alimentera à coup sûr la perception que les médias sont partiaux, contre lui et son parti !

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Le problème avec ces attaques croissantes contre le quatrième pouvoir, il est là.

On se sert des médias pour gagner des points politiques, sans égard pour les conséquences sur les journalistes qui se font attaquer et les médias qui sont discrédités.

Et cette fâcheuse tendance, on le voit un peu partout en Occident, est perceptible à droite comme à gauche. Car le populisme et la démagogie n’ont pas de parti.

Mais elle force malheureusement les journalistes à devenir acteurs de la scène publique qu’ils couvrent, particulièrement ceux de la télévision et de la radio, qui sont les plus visibles sur le terrain, comme le faisait remarquer la directrice générale de l’information de Radio-Canada, Luce Julien, dans un récent billet.

Lisez le billet de Luce Julien

« Les journalistes, caméramans et photographes qui tentent de capter des images, de recueillir les faits, de poser des questions ou d’intervenir en direct se font régulièrement bousculer et injurier, déplore-t-elle. S’ajoutent les projectiles lancés, les actes de vandalisme sur nos véhicules et les menaces ou messages haineux proférés sur les réseaux sociaux. »

Il est de bonne guerre d’attaquer politiquement les médias pour leur couverture journalistique. En fait, on sait qu’on fait du bon travail quand on est critiqué de tout côté.

Mais miner la confiance même en cette importante institution en la dénigrant dans le seul but de faire des gains partisans revient à miner le système démocratique qui permet cette même critique.

Écrivez à François Cardinal