Elle voyait enfin la lumière après des années de souffrances. Puis, son passé l’a rattrapée cruellement. Le dur et long parcours d’une jeune femme pour faire retirer des images intimes diffusées sans son consentement sur Pornhub. Et le rôle de deux enquêteurs qui l’ont soutenue.

Adolescente, Catherine* a été victime d’exploitation sexuelle. Jeune adulte, elle est devenue escorte. Elle « gelait » ses souffrances à coups de roches de crack.

À 25 ans, elle était en train de se sortir de cet enfer.

Alors quand le site web Pornhub a diffusé des images intimes d’elle sans son consentement, ça l’a replongée dans « sa vie d’avant ».

Une vie qu’elle tentait à tout prix d’oublier.

Et les difficultés qu’elle a eues, malgré l’intervention d’enquêteurs de police, à faire retirer le matériel sexuel n’ont rien fait pour l’aider.

Catherine avait récemment fait une croix sur la prostitution et les drogues dures. Elle réglait ses démêlés judiciaires causés par sa consommation.

En plus d’être retournée aux études, elle s’était trouvé un boulot de serveuse dans un restaurant.

Jusqu’au jour, l’an dernier, où un ami l’a prévenue qu’il y avait une vidéo d’elle sur le site web Pornhub affublé d’un titre dégradant du style : « la plus grosse cochonne du Québec ».

Puis un cousin lui en a envoyé deux autres trouvées sur le même site. Il avait reconnu ses tatouages.

La jeune femme a senti le sol se dérober sous ses pieds.

Elle a compris que son ex-pimp-chum – à qui elle avait envoyé des vidéos « par amour » – les avait diffusées pour se venger de leur rupture.

« J’ai voulu mourir. C’était humiliant », lâche celle qui a accepté de raconter son histoire à La Presse à condition de ne pas être identifiée pour ne pas ajouter au traumatisme vécu.

Et si son père tombait là-dessus ? Son employeur ? Les semaines suivantes, elle a eu l’impression que ses clients au resto la dévisageaient. Comme s’ils la reconnaissaient.

Son témoignage fait écho à celui de trois femmes qui ont décrit plus tôt cette année devant le comité d’éthique de la Chambre des communes à Ottawa les lenteurs du site web Pornhub à retirer des vidéos d’exploitation sexuelle qu’elles lui avaient signalées.

Le géant montréalais de la pornographie en ligne est plongé dans la tourmente après une enquête du New York Times (NYT) l’accusant d’avoir toléré sur ses nombreux sites web de la pornographie juvénile, des vidéos d’agressions sexuelles et du matériel sexuel obtenu et diffusé sans le consentement des participants. La société mère de Pornhub, MindGeek – établie à Montréal – fait aussi l’objet d’une demande d’action collective au Québec.

L’inaction dénoncée

Dans le cas de Catherine, il a fallu l’intervention de deux enquêteurs du Service de police de Sherbrooke pour que les vidéos soient retirées. Et ça a été « ardu », souligne l’un d’eux, le sergent-détective Vincent Fontaine.

« Je ne sais pas si Catherine aurait réussi à les faire supprimer par elle-même. J’ai l’avantage d’être policier, et malgré tout, il a fallu beaucoup d’acharnement et on a dû durcir le ton », résume le policier d’expérience dont le témoignage est corroboré par sa collègue, la sergente-détective Caroline Hamel.

Le 29 février 2020, il a demandé le retrait des vidéos – en fournissant les liens web – au moyen d’un formulaire disponible sur le site ; la voie empruntée par n’importe quelle victime qui voudrait faire supprimer une image. La demande est restée lettre morte et les vidéos sont demeurées en ligne.

Devant l’absence de résultat, il a rempli le formulaire plusieurs fois.

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

Vincent Fontaine et Caroline Hamel, sergents-détectives du Service de police de Sherbrooke

Le 23 mars, le policier a trouvé une adresse courriel générale où il a détaillé à nouveau sa requête. Il a échangé plusieurs courriels avec un certain « Alexander », des échanges toujours en anglais même s’il demandait de communiquer en français. Il a aussi exigé de parler à quelqu’un de vive voix. En vain.

« Dans mon dernier courriel, j’ai dû prendre un ton sans appel en insistant sur le fait que la publication non consensuelle d’images intimes était illégale au Canada et que leur inaction les rendait complices de ce crime », explique le sergent-détective.

Ainsi, ce jour-là, près d’un mois après sa première tentative, on lui attribue un numéro de requête et « Alexander » lui confirme le retrait des vidéos.

Un duo hors norme

Avec sa collègue Caroline Hamel, M. Fontaine forme un duo aux méthodes non traditionnelles depuis sept ans à Sherbrooke – plus longtemps encore, puisqu’ils patrouillaient ensemble à leurs débuts dans la police.

Non traditionnelles ? Le duo a déjà répondu à des dizaines d’annonces d’escortes sur l’internet en leur fournissant un numéro de cellulaire et un compte Messenger où il pouvait être joint 24 heures sur 24 en cas de problème.

« Dites-nous comment on peut vous aider », ont écrit les policiers. Ils se sont ainsi retrouvés à livrer des tests de grossesse à des filles paniquées à l’idée d’être tombées enceintes d’un client.

On leur prouve qu’on est là pour elles, pour vrai.

Vincent Fontaine, sergent-détective du Service de police de Sherbrooke

Catherine ne voulait pas porter plainte contre l’homme – un proxénète avec qui elle a entretenu une relation malsaine – qui avait diffusé les vidéos.

Mais elle voulait vraiment que les vidéos disparaissent. Elle a donc contacté le duo d’enquêteurs qui l’avaient déjà épaulée dans le passé. Ces derniers ont accepté de l’aider, même si ça n’allait pas déboucher sur une arrestation ou une accusation.

Les policiers ont été frappés par la lenteur avec laquelle Pornhub a réagi. Dans d’autres enquêtes qu’ils ont menées, des propriétaires de sites web québécois ont collaboré avec eux dès le signalement de contenu illégal sur leur plateforme.

« D’habitude, quand on contacte un webmestre, le contenu problématique est retiré la journée même, décrit le policier. Et il nous aide à bâtir notre preuve en nous fournissant des adresses IP. »

Questionné par La Presse, un porte-parole de Pornhub indique qu’après « de nombreuses recherches », il lui a été impossible de retracer les premières démarches alléguées du policier pour faire retirer les vidéos le ou autour du 29 février 2020.

« Selon nos dossiers, Pornhub a reçu une demande polie du service de police de Sherbrooke le 23 mars 2020 demandant la suppression de contenu. En quelques minutes, Pornhub a répondu en demandant à l’agent de fournir les URL. Dès réception des URL, les liens ont été supprimés de Pornhub et une confirmation a été envoyée à l’agent, le tout dans les heures suivant la demande initiale », précise un porte-parole de l’entreprise dans une déclaration écrite transmise par courriel à La Presse.

« Pornhub prend très au sérieux les allégations de matériel non consensuel, et notre politique est d’examiner ou de supprimer immédiatement tout contenu signalé via notre formulaire de demande de suppression de contenu sans poser de question », assure ce porte-parole dans sa réponse par courriel.

Temps de réaction variable

L’an dernier, le Centre canadien de protection de l’enfance (CCPE) a envoyé 73 demandes à Pornhub pour supprimer des images considérées comme de la pornographie juvénile. La grande majorité – 90 % – a été traitée en quatre jours ou moins. Le CCPE ne passe pas par le formulaire général, mais par une adresse courriel. « Cela dit, il est bon de souligner que les résultats que nous obtenons avec Pornhub en tant qu’organisme ne reflètent pas nécessairement l’expérience des victimes qui s’adressent directement à Pornhub dans l’espoir d’obtenir la suppression de leurs images, souligne le porte-parole de l’organisme, René Morin. En font foi les témoignages de nombreuses victimes entendues ces derniers mois ; les reportages du NYT sont particulièrement éloquents à cet égard. »

Catherine craint que les vidéos ne ressurgissent dans sa vie à un moment ou à un autre. Jusqu’à récemment, le téléchargement des images était permis sur Pornhub. Le site a resserré ses règles après les révélations du NYT.

« Et si les images ressortent dans 10 ans ? », songe-t-elle. Quand elle aura une carrière. Des enfants. « Ça fait peur, mais je n’ai aucun contrôle là-dessus. »

Intervenante au Centre d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel (CALACS) de l’Estrie, Marie-Michèle Whitlock prévoit une augmentation du nombre d’adolescentes et de jeunes femmes en détresse après que des images intimes d’elles ont circulé sur l’internet en raison de l’usage accru des réseaux sociaux durant la pandémie.

Certaines vont s’isoler et refuser d’occuper un emploi avec le public, de peur d’être reconnues. Des jeunes changent d’école et même de région pour avoir la vie plus facile, observe-t-elle. « Ce n’est pas de leur faute, mais les filles se sentent coupables d’avoir envoyé la photo ou la vidéo. On travaille sur le lâcher-prise, explique l’intervenante du CALACS. Il faut qu’elles apprennent à vivre avec ça, car ça va les suivre toute leur vie. »

* Son prénom est fictif ; son histoire ne l’est pas.