L’environnement a le dos large.

Si Joe Biden s’apprête à bloquer l’oléoduc Keystone XL, ce n’est pas seulement à cause de la crise climatique. C’est aussi parce que son pays en a moins besoin.

Les États-Unis sont presque devenus autosuffisants. Près de 95 % du pétrole qu’ils consomment est produit chez eux. Les importations sont à leur plus faible niveau depuis 1954 (1).

PHOTO BLAIR GABLE, REUTERS

Le premier ministre Justin Trudeau

Pour la prochaine décennie, notre voisin veut à la fois hausser sa production et freiner sa consommation. À chaque année qui passe, le projet Keystone XL perd de sa nécessité.

Les arguments environnementaux pèsent alors plus. Autant ceux pour le climat que ceux pour les écosystèmes. La secrétaire désignée à l’Énergie, Jennifer Granholm, n’a pas oublié le catastrophique déversement de l’oléoduc Enbridge dans la rivière Kalamazoo en 2010 alors qu’elle dirigeait le Michigan.

Les années du boom pétrolier canadien sont terminées et elles ne reviendront pas.

Jason Kenney, premier ministre de l’Alberta, vit dans le passé. En dénonçant la décision attendue de M. Biden, il a repris le vieil argument du « pétrole éthique ». Au lieu d’acheter des barils des dictatures du golfe Persique, les États-Unis devraient se tourner vers leur voisin, une démocratie.

Or, les Américains nous préfèrent déjà à ces pétrocraties. Depuis plus d’une décennie, les États-Unis réduisent leurs importations de ces pays et ils haussent aussi leurs importations du Canada. C’est juste qu’il y a une limite au volume à importer.

M. Kenney ajoute que la politique environnementale du Canada rend notre pétrole plus vert. Quelle ironie. Après tout, cela se fait malgré lui. L’Alberta se bat contre la tarification pancanadienne du carbone.

Je comprends l’exaspération du promoteur TC Énergie, qui a vu son projet bloqué, puis approuvé, puis bloqué et ainsi de suite. À la toute dernière minute, la société a même proposé de l’alimenter avec de l’énergie solaire ou éolienne.

Je ne veux pas non plus banaliser les malheurs des Albertains. Ils sont frappés par une triple crise : sanitaire, économique et énergétique avec la chute mondiale du prix de pétrole.

Un choc d’autant plus pénible que la province est contrainte de vendre son pétrole au rabais à cause du manque d’oléoducs pour l’exporter.

Vrai, il reste les projets Trans Mountain ainsi que les lignes 3 et 5 d’Enbridge, qui font l’objet de litiges aux États-Unis. Mais cela ne consolera pas M. Kenney.

Impopulaire, le premier ministre albertain misait énormément sur Keystone XL. Il a investi 1,5 milliard dans le projet. Cela lui coûtera cher, dans tous les sens.

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Justin Trudeau dit pleurer la décision de M. Biden, mais ses larmes sècheront vite.

En défendant l’oléoduc, le premier ministre espérait en échange un appui à la tarification du carbone. Son pari a échoué. L’Ouest est resté en colère, et les écolos se sont sentis trahis. Le premier ministre a seulement réussi à se faire des ennemis.

Si M. Biden annule Keystone XL dès le jour 1 de sa présidence, cela montrera que sa décision est irrévocable. Et elle aura le mérite pour les libéraux de ne pas survenir en pleine campagne électorale.

M. Trudeau doit être secrètement soulagé que quelqu’un ait pris cette décision difficile pour lui. Mais elle ne règle pas tout à fait une contradiction de son plan vert : Ottawa veut encore produire plus de pétrole tout en polluant moins.

Pour y voir clair, j’ai utilisé 2018 comme année de référence.

En décembre, M. Trudeau a annoncé sa nouvelle cible : baisser les émissions de gaz à effet de serre de 30 % d’ici 2030. Or, quelques jours plus tôt, la Régie de l’énergie estimait que la production de pétrole augmenterait de 49 % d’ici 2040 (2).

Bien sûr, il ne s’agit que d’une projection, et elle ne tenait pas compte des innovations technologiques ou des décisions politiques à venir. Par exemple, le plan climat de M. Trudeau haussera le prix du carbone de 30 $ à 170 $ d’ici la fin de la décennie.

Ce plan est ambitieux, mais il y a tout de même des limites à dire qu’on va polluer plus et moins en même temps…

À sa décharge, le Canada n’est pas seul. Cette contradiction existe dans plusieurs autres pays, comme le rappelle un récent rapport de l’ONU (3).

L’Agence internationale de l’énergie fait des projections quant à la demande en pétrole. Parmi les trois scénarios, un seul prévoit une baisse durant la prochaine décennie, et ce serait aussi le seul à s'approcher des cibles de l’Accord de Paris (4).

Vrai, la planète va continuer à consommer du pétrole, mais les besoins dépendront des décisions politiques.

Contrairement à la loi de l’offre et la demande, la science du climat est inflexible. Elle se fiche de nos humeurs. Que cela plaise ou non, le carbone accumulé dans l’atmosphère cause des dégâts.

Le gouvernement Trudeau n’ose pas avouer publiquement la conclusion inévitable de son plan climat : la production de pétrole devra finir par plafonner, puis diminuer.

C’est le grand tabou qui demeure.

« Le contexte a changé, l’ère des mégaprojets arrive à sa fin », me résume Hugo Séguin, fellow au Centre d’études et de recherches internationales de l’Université de Montréal, qui a fait entre autres des recherches sur Keystone XL.

À court terme, la mort de cet oléoduc n’est pas une bonne nouvelle pour l’économie du Canada, ni pour M. Trudeau. Mais sur le plan politique, le chef libéral finira par s’en remettre. Car bien malgré lui, son plan climat est devenu plus crédible.

1. Lisez le rapport du département américain de l’Énergie

https://www.eia.gov/energyexplained/oil-and-petroleum-products/imports-and-exports.php#:~:text=In%202019%2C%20the%20United%20States,supply%20domestic%20demand%20for%20petroleum

2. Lisez le rapport de la Régie de l’énergie du Canada

https://www.cer-rec.gc.ca/fr/donnees-analyse/avenir-energetique-canada/2019/resultats/index. html

3. Lisez le rapport The Production Gap

https://productiongap.org/wp-content/uploads/2020/12/PGR2020_FullRprt_web.pdf

4. Lisez le rapport de l’Agence internationale de l’énergie

https://www.iea.org/reports/world-energy-outlook-2020