Un ado se fait arrêter deux fois en possession d’une arme à feu chargée en l’espace de quelques mois. Un autre nous confie avec désinvolture s’être rendu à l’école secondaire avec son gun « pour se protéger en cas d’attaque ». Un troisième, d’à peine 14 ans, tire en plein jour dans la vitrine d’un commerce, sans se soucier du sort
des employés à l’intérieur. La Presse s’est penchée sur le rôle des mineurs dans la vague de fusillades qui secoue actuellement Montréal et Laval. Un reportage de Caroline Touzin

« Il n’y a plus de respect »

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

Jim (prénom fictif), 17 ans, est incarcéré au centre de réadaptation Cité-des-Prairies pour des crimes violents liés aux activités des gangs de rue.

Enfermés à Cité-des-Prairies ou libres dans les rues de Montréal.

Les fusillades sont si fréquentes dans les rues de la métropole depuis quelques mois que des ados choisissent la première option.

Le risque de se faire tuer hors du centre jeunesse est rendu trop grand.

Intervenant spécialisé dans les réseaux délinquants au Centre jeunesse de Montréal, Mathieu Perrier a connu des jeunes qui préféraient vivre à « Cité » – faute de mieux.

On parle d’enfants négligés ou abandonnés par leur famille.

Mais des ados qui veulent rester ici de crainte de se faire tirer dessus, ça, c’est une première.

J’ai un jeune en tête qui refuse des sorties – qui lui sont pourtant accordées – pour assurer sa sécurité.

Mathieu Perrier, intervenant spécialisé dans les réseaux délinquants au Centre jeunesse de Montréal

À Cité, on est à des années-lumière du Club Med. Le centre de réadaptation a des airs de bunker avec sa clôture de quatre mètres de haut et ses portes verrouillées en permanence.

Ici, l’encadrement est strict. Du lever au coucher, l’horaire est quasi militaire. Mais au moins, les jeunes qui y vivent n’ont pas à regarder par-dessus leur épaule lorsqu’ils longent les corridors à l’éclairage froid du centre sécuritaire.

Leur crainte est fondée. Un ado récemment hébergé à Cité a été victime d’une tentative de meurtre peu de temps après sa sortie. C’était la seconde fois qu’il se faisait tirer dessus en l’espace de quelques mois. Il vient d’ailleurs de déménager très loin de la métropole.

« Honnêtement, il y a beaucoup de jeunes que je connais qui vont se procurer une arme à feu quand ils vont sortir d’ici à cause de tout ce qui se passe dehors », raconte Jim, 17 ans.

La Presse l’a rencontré dans l’établissement sécuritaire montréalais au début du mois de septembre.

L’ado a eu l’autorisation de nous accorder une entrevue à condition qu’on ne dévoile aucun détail permettant de l’identifier.

Lorsqu’il arrive dans le local escorté par un éducateur, Jim est souriant, poli. Il porte une chemise à la mode lui donnant les airs d’un étudiant à HEC.

Mais la comparaison s’arrête là. Il évolue dans un univers à des années-lumière d’un campus universitaire lumineux.

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, ARCHIVES LA PRESSE

L’intérieur du centre jeunesse Cité-des-Prairies

Son éducateur porte un bouton panique en permanence sur son chandail. Jim est détenu pour des crimes de violence commis en lien avec ses activités de gang.

Il a « pris toutes les charges » (plaidé coupable à toutes les accusations portées contre lui) pour éviter une longue peine à un complice adulte. Il dit avoir commis certains des crimes qu’on lui reproche, mais pas tous.

Comme les peines sont beaucoup plus clémentes pour les ados, il a payé le prix pour les autres. Les mineurs dans un gang font souvent ça, indique-t-il, comme si ça relevait de l’évidence.

Très tôt, au primaire, ses « boys », ses « patnè » (amis) sont devenus sa famille. Il est prêt à tout pour eux.

Et sa vraie famille ? lui demande-t-on. À la maison, « ce n’est pas le paradis », se contente-t-il de dire.

« Tout le monde se fout de tout le monde »

Le nord-est de l’île est actuellement le théâtre d’une guerre que se livrent les Profit Kollectaz (aussi appelés Profit Boyz) – un gang de Rivière-des-Prairies – et Zone 43 – un gang de Montréal-Nord, selon la police.

« Maintenant, tout le monde se fout de tout le monde. Ce sont des conflits personnels. Ce ne sont plus des conflits de quartier », nuance le jeune membre de gang.

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

Les « vétérans » ont perdu leur influence sur les jeunes. « Il n’y a plus de respect », résume l’ado. De jeunes adultes – parfois même des ados – tentent de prendre le contrôle de certaines activités criminelles au mépris des règles imposées par les « grands ».

« Comme votre société change – je veux dire la société normale –, les gangs changent aussi », explique Jim à La Presse. La jeune génération refuse de se faire dicter quoi faire, quoi penser.

Avant, on avait beaucoup de colère en nous, beaucoup de haine, mais on nous empêchait d’aller tirer. Maintenant, c’est : chacun apprend de ses erreurs.

Jim, 17 ans

Un gun à l’école secondaire

En 2020, environ 400 douilles ont été trouvées sur les scènes de crime à Montréal à la suite de 115 évènements. Cette année, en date du 13 septembre, on comptait déjà 464 douilles trouvées à la suite de 105 évènements de violence par armes à feu*.

Le plus jeune tireur inculpé dans cette vague de fusillades a 14 ans. En avril dernier, en plein jour, cet ado a tiré quatre coups de feu dans la vitrine d’un commerce de Mont-Royal alors qu’il y avait plusieurs employés à l’intérieur.

Avec un complice de 16 ans, il a pris la fuite dans un véhicule. Ils ont tous deux été arrêtés au terme d’une poursuite policière sur l’autoroute 40 avec l’arme à feu prohibée chargée dans la voiture. Ils ont rapidement plaidé coupable. Un juge a imposé au jeune tireur une peine de 19 mois (période de mise sous garde en centre jeunesse suivie d’une surveillance dans la communauté), alors que le plus vieux a écopé de 15 mois.

Pas plus tard que cette semaine, le SPVM a annoncé avoir arrêté un ado – dont l’âge n’a pas été précisé – soupçonné d’avoir attiré un autre mineur dans une ruelle de Saint-Léonard pour ensuite faire feu dans sa direction à trois reprises avec un pistolet de 9 mm.

Comment se fait-il que des armes chargées se soient retrouvées entre les mains de garçons à peine sortis de l’enfance ?

Aux yeux de Jim, il n’y a rien de surprenant là-dedans. « Ça se trouve au coin de la rue, dit-il. Tu connais un gars qui connaît un gars qui connaît un gars et ça t’arrive dans les mains. »

Avant d’atterrir en centre jeunesse, l’ado de 17 ans raconte qu’il s’est lui-même promené « deux ou trois fois » dans les corridors de son école secondaire armé d’un gun.

Seulement pour se défendre en cas d’attaque, assure-t-il. Et ton gun, tu l’aurais sorti à l’école, parmi les élèves ? insiste-t-on. « Si ma vie avait été en danger, oui », répond-il sans hésiter.

Jim décrit l’état d’hypervigilance qui l’habitait avant son incarcération.

Si je vois une voiture qui roule lentement près de moi puis que la fenêtre se baisse, je vais sentir ma vie en danger. Ça pourrait être quelqu’un qui cherche une adresse, mais moi, je vais tirer dessus parce que je vais croire qu’il veut me tirer dessus.

Jim

Son séjour en centre jeunesse l’a fait réfléchir… un peu. « Avant, je pouvais me promener avec une arme à feu et ne pas mesurer les risques. Quand je vais sortir, si je me promène avec une arme à feu, ce sera différent, assure-t-il. Je vais faire très attention. »

PHOTO ANDRÉ PICHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

Prison provinciale Rivière-des-Prairies

Jim promet de ne pas « chercher les problèmes » à sa sortie pour ne pas atterrir « l’autre bord », en désignant la fenêtre de la tête.

De « l’autre bord », non loin du centre de réadaptation pour jeunes contrevenants, c’est la prison provinciale Rivière-des-Prairies. Beaucoup de ses « boys » y sont incarcérés. D’autres ont été moins chanceux et se sont retrouvés au cimetière.

* Source : document déposé devant le tribunal et préparé par ENSALA dans la cause de Hensley Jean

Adolescent et déjà récidiviste

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

La cour extérieure de Cité-des-Prairies, dans le nord de l'île de Montréal

Début septembre 2021. Nous sommes en chambre de la jeunesse de la cour criminelle à Montréal. L’adolescent qui fait son entrée dans le box des accusés est populaire sur les réseaux sociaux.

Cet ado y affiche ouvertement son affiliation à un gang de rue qui terrorise le nord-est de l’île. Et il n’hésite pas à y narguer ses ennemis.

Appelons-le Jean puisque la loi nous interdit de l’identifier.

Aujourd’hui, Jean, 17 ans, n’a pas d’admirateurs dans la salle. Seulement la représentante de La Presse, sa jeune tutrice légale qui arrive en retard en se confondant en excuses, ainsi que sa déléguée jeunesse.

C’est la seconde fois qu’il se fait prendre en possession d’une arme à feu chargée en l’espace de quelques mois.

Depuis l’enfance, il fait des allers-retours entre le centre jeunesse et la maison.

Ses antécédents judiciaires font 11 pages. Et il n’est pas encore adulte.

Les procédures du tribunal lui sont familières. Vêtu d’un simple t-shirt et d’un jean, l’ado est calme, attentif. Il a rapidement plaidé coupable à deux accusations en lien avec la possession d’une arme à feu.

Aujourd’hui, Jean reçoit sa peine.

Une autre.

C’est la sixième peine qu’il reçoit. Il avait 12 ans la première fois qu’il a été condamné pour un crime.

La moitié des sentences sont liées à des armes à feu. Chaque fois, un juge le renvoie en centre jeunesse.

Armes fantômes

En décembre 2019, le jeune gangster a été arrêté en possession d’un Polymer80, qui imite le vrai pistolet Glock. Son arme était prête à tirer (21 munitions chambrées). Il a reçu une peine de 15 mois (mise sous garde en centre jeunesse suivie d’une surveillance dans la communauté).

Le Polymer80 de type Glock est l’arme de prédilection des gangs de rue, car elle constitue une « arme de qualité à faible coût », et surtout, elle passe sous le radar de la police, car elle n’a pas de numéro de série, d’où son surnom d’« arme fantôme », a récemment expliqué un enquêteur spécialisé de l’Équipe nationale de soutien à l’application de la Loi sur les armes à feu (ENSALA).

PHOTO PATRICK SANFAÇON, ARCHIVES LA PRESSE

Pistolet Polymer80

Trois mois après le début de sa période de surveillance dans la collectivité, l’ado a disparu dans la nature. Sa cavale a duré cinq mois. L’été dernier, il a été arrêté à nouveau… avec un Polymer80. Encore une fois, l’arme était chargée ; prête à tirer.

Les policiers l’ont intercepté au volant d’une voiture qui n’était pas la sienne – il n’a même pas de permis de conduire – avec de fausses cartes et 1760 $ en espèces dans ses poches.

Quand il s’est fait coincer avec une seconde « arme fantôme », il était déjà sous le coup d’un interdit de possession d’arme à feu de cinq ans.

Jean présente d’« importantes distorsions cognitives », écrit sa déléguée jeunesse dans un rapport chargé d’éclairer le tribunal sur la peine appropriée. L’accusé n’a pas réfléchi aux conséquences d’avoir une arme à feu chargée en sa possession, souligne-t-elle.

« C’est un retour à la case départ », lâche la procureure de la poursuite en suggérant – d’un commun accord avec la défense – une peine de 23 mois (deux tiers en centre jeunesse et un tiers surveillé dans la collectivité).

Il s’agit pratiquement de la peine maximale pour ce crime (24 mois) en vertu de la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents.

« [Mon client] ne vit pas dans le déni », assure pour sa part la défense.

L’audition est brève. D’un ton calme, le juge François Ste-Marie conseille au jeune de « s’ouvrir davantage » à ses éducateurs en centre jeunesse.

« Je retiens plusieurs infractions de même nature qui vont en s’aggravant […] Il est important d’arrêter ce cycle », prévient le magistrat en conservant son ton bienveillant.

Jean reprend aussitôt le chemin du centre jeunesse en ne manifestant aucune émotion particulière.

S’armer, un jeu d’enfant

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Mathieu Perrier, intervenant spécialisé dans les réseaux délinquants au Centre jeunesse de Montréal

Plus de jeunes contrevenants rapportent avoir utilisé une arme à feu au cours des derniers mois, selon Mathieu Perrier, intervenant spécialisé dans les réseaux délinquants au Centre jeunesse de Montréal.

Et il leur est plus facile de s’en procurer, témoignent ces mêmes jeunes.

Du côté du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM), leurs statistiques en matière de crimes contre la personne impliquant des armes à feu pour 2019 et 2020 ne sont pas ventilées selon le statut – personne majeure ou mineure – des accusés.

« D’après nos observations sur le terrain, la différence en matière de possession d’armes entre des mineurs et de jeunes adultes ne semble pas significative, et les raisons d’en posséder sont sensiblement les mêmes, explique sa chargée de communication, Anik de Repentigny. Nous pouvons cependant affirmer que l’aspect de banalisation de la possession d’une arme à feu est très présent chez les mineurs. »

« Les mineurs sont utilisés régulièrement pour faire les jobs les plus graves », a d’ailleurs expliqué une enquêteuse spécialisée dans les gangs de rue au SPVM lors d’un récent témoignage dans la cause criminelle de Hensley Jean.

On parle de jeunes très vulnérables, qui viennent parfois de milieux très dysfonctionnels, ajoute M. Perrier, du Centre jeunesse de Montréal. Le gang comble un besoin d’appartenance, ou encore un besoin de protection. Parfois les deux. Ces jeunes en viennent à tuer « pour faire leurs preuves ».

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

René-André Brisebois, praticien-chercheur
 à l’Institut universitaire Jeunes en difficulté

La situation actuelle est inquiétante, mais pas nouvelle, note René-André Brisebois, praticien-chercheur à l’Institut universitaire Jeunes en difficulté. Dans les années 1990, et au début des années 2000, il y avait la rivalité entre deux gangs majeurs à Montréal – les Crack Down Posse (allégeance bleue) et les Bo-Gars (allégeance rouge). Des ados s’armaient déjà à l’époque, rappelle-t-il. Et tout comme aujourd’hui, ils avaient la détente facile, faisant leur lot de victimes collatérales.

Donc l’histoire se répète ? demande-t-on à cet expert des gangs de rue. « Le phénomène des gangs prend souvent naissance dans un contexte socioéconomique difficile, des inégalités sociales très importantes ; des tensions, des discriminations raciales, des contextes d’injustice », explique M. Brisebois.

Si on ne s’est jamais attaqué à ces problèmes de fond, il ne faut pas être surpris de voir que ces problèmes-là reviennent.

René-André Brisebois, praticien-chercheur à l’Institut universitaire Jeunes en difficulté

« On s’y attaque d’un point de vue répressif quand ça explose. On met plus de policiers, plus d’interventions pour les arrêter, poursuit l’expert. C’est bon. Il faut les arrêter, mais il faut également prévenir, travailler auprès des familles et offrir des conditions de vie acceptables et adéquates. »