Le passé continue de hanter SNC-Lavalin. L’entreprise et deux anciens cadres ont été accusés d’une série d’infractions criminelles liées au versement de millions de dollars en pots-de-vin au début des années 2000 afin d’obtenir un contrat de réfection du pont Jacques-Cartier. D’où vient cette nouvelle tuile ? Le point sur l’affaire en cinq questions.

SNC-Lavalin n’avait-elle pas réglé tous ses problèmes avec la justice ?

Non. Elle en avait réglé beaucoup, mais pas tous.

En 2019, une filiale de SNC-Lavalin a plaidé coupable à une accusation de fraude, relativement à ses projets en Libye. Environ 127 millions avaient été détournés entre 2001 et 2011 au sein de l’entreprise. Une cinquantaine de millions ont été utilisés pour payer des pots-de-vin à Saadi Kadhafi, fils du dictateur Mouammar Kadhafi. La cour a imposé à SNC-Lavalin une amende de 280 millions de dollars et une probation de trois ans.

D’anciens dirigeants ont aussi été condamnés en lien avec le versement de pots-de-vin pour truquer l’appel d’offres pour la construction du Centre universitaire de santé McGill (CUSM). D’ex-cadres accusés en Ontario pour un stratagème de corruption au Bangladesh ont été acquittés. Mais il restait une enquête de la GRC toujours en cours : celle sur le contrat de réfection du pont Jacques-Cartier.

Comment l’affaire du pont Jacques-Cartier a-t-elle été découverte ?

En 2013, l’ancien vice-président exécutif de SNC-Lavalin, Riadh Ben Aïssa, a dévoilé l’affaire à la GRC alors qu’il croupissait dans une prison suisse, selon un mandat de perquisition déposé au palais de justice de Montréal. Ben Aïssa avait été arrêté par la police helvétique en lien avec la corruption en Libye, mais il était décidé à ne pas couler seul. Il s’était mis à table avec les policiers canadiens.

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L’ancien vice-président exécutif de SNC-Lavalin, Riadh Ben Aïssa, en 2015

Il avait notamment parlé d’un pot-de-vin versé pour obtenir le contrat de 128 millions de dollars pour la réfection du pont. Il désignait un de ses anciens collègues en particulier, selon une transcription de ses déclarations obtenue par La Presse.

« Normand Morin était le gars qui était vraiment, vous savez… donner de l’argent aux partis, aux officials. Il était vraiment le gars qui faisait ses jobs », avait-il expliqué.

« Je suis pas mal sûr que Normand Morin était un élément clé dans le versement du pot-de-vin », avait-il ajouté, en précisant que selon sa compréhension « l’argent était payé ici en Suisse ».

L’enquête a duré huit ans et les policiers disent avoir rencontré une trentaine de témoins, en plus de saisir 3200 pièces à conviction pour bâtir leur preuve.

Qui est mis en cause ?

Le Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP) a déposé jeudi des accusations contre Normand Morin, Kamal Francis et SNC-Lavalin elle-même.

Normand Morin, 79 ans, a été vice-président exécutif et membre du bureau du président chez SNC-Lavalin de 1996 jusqu’à sa retraite en 2004. Il a déjà plaidé coupable d’avoir enfreint la Loi électorale en organisant des contributions illégales à des partis politiques fédéraux, principalement au Parti libéral. Il est aujourd’hui accusé de fraude, de complot et de fabrication d’un faux document.

Kamal Francis, 76 ans, est un ancien vice-président senior, responsable des services administratifs au sein de la division SNC-Lavalin International. Il est accusé de corruption d’un fonctionnaire fédéral, de fraude, de fabrication d’un faux document et de complot. En 2018, lorsque La Presse avait révélé qu’il était l’un des principaux suspects dans l’enquête sur la réfection du pont, il avait refusé de commenter l’affaire « Cette période, elle est morte pour moi. SNC-Lavalin, je ne veux plus entendre parler d’eux », avait-il déclaré.

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Michel Fournier, ancien PDG de la Société des ponts fédéraux, en 2017

Michel Fournier, ancien PDG de la Société des ponts fédéraux, a déjà été condamné à cinq ans et demi de prison dans cette affaire, en 2017, après avoir plaidé coupable à des accusations de fraude et de recyclage des produits de la criminalité.

M. Fournier était autrefois le chef de cabinet de Jean Chrétien, à l’époque où le chef libéral était dans l’opposition. Lorsque M. Chrétien a été élu premier ministre, il a nommé M. Fournier à la Société des ponts fédéraux.

Comment fonctionnait le stratagème ?

Selon un mandat de perquisition de la GRC qui résume l’enquête, des cadres de SNC-Lavalin auraient fabriqué un faux contrat avec un agent commercial qui travaillait prétendument sur des projets en Libye et en Algérie.

Environ 2,25 millions versés à ce faux agent commercial étaient en fait destinés à Michel Fournier. Pour brouiller les pistes, l’argent est passé par une société libanaise de consultants. Toujours selon la police, Michel Fournier recevait ses pots-de-vin dans un compte bancaire en Suisse.

M. Fournier a reconnu devant les tribunaux qu’il s’était arrangé pour que SNC-Lavalin remporte le contrat de réfection du pont en 2000. Les travaux, terminés en 2002, ont coûté 127 millions de dollars.

L’entreprise risque-t-elle maintenant d’être bannie des contrats publics ?

Le risque semble très faible.

Une condamnation criminelle de SNC-Lavalin pourrait mener à l’exclusion de l’entreprise de plusieurs contrats, au Canada et à l’étranger. C’est pourquoi la firme avait insisté pour obtenir un accord à l’amiable avec la justice dans le dossier de la corruption en Libye. L’affaire avait provoqué une crise au sein du cabinet de Justin Trudeau et un conflit avec l’ancienne ministre de la Justice, Jody Wilson-Raybould, qui a maintenant quitté la politique.

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Jody Wilson-Raybould, ancienne ministre de la Justice

C’était le Service des poursuites pénales du Canada (SPPC), la couronne fédérale, qui avait refusé de conclure une entente avec SNC-Lavalin. Dans le dossier du pont Jacques-Cartier, c’est le DPCP, la couronne provinciale, qui porte les accusations.

Le DPCP avait immédiatement annoncé qu’une invitation a été transmise à SNC-Lavalin afin de négocier un accord de poursuite suspendue, le genre de procédure qui éviterait un procès criminel en échange du paiement d’une amende, de la reconnaissance des faits et du respect d’une série de conditions.

SNC-Lavalin s’est réjouie de la possibilité de régler l’affaire à l’amiable.

« SNC-Lavalin considère bienvenue l’invitation du DPCP à négocier un accord de réparation. C’est la première fois qu’une entreprise canadienne est invitée à négocier un tel accord. SNC-Lavalin a toujours été et demeure disposée à trouver une solution juste et équitable encourageant l’imputabilité, tout en lui permettant de poursuivre ses activités et de protéger les emplois de son personnel de plus de 30 000 employés, tout en préservant l’intérêt de ses clients, investisseurs et autres parties prenantes », a déclaré l’entreprise.