Le métier, les médias, la salle de rédaction de La Presse, et vous

Vous ne les connaissez pas. Vous n’avez jamais vu leur visage ou même leur nom. Et pourtant, ils ont risqué leur vie pour que vous soyez mieux informés ces dernières années. Et ils font partie des Afghans aujourd’hui vulnérables envers qui le Canada a un devoir d’assistance.

Je parle d’Ahmad, de Qais, d’Akbar, de Walid*… Des Afghans qui ont accepté de se mettre en danger pour aider les journalistes de La Presse à témoigner de ce qui se passait dans leur pays depuis les attentats du 11 septembre 2001.

Certains sont journalistes, d’autres sont étudiants, ou simplement débrouillards et bilingues. Nous les avons embauchés comme « fixeurs » au fil du temps, un terme peu connu du grand public qui fait référence à ces précieux alliés sans qui les reportages en zone de guerre et en terrains difficiles seraient tout simplement impossibles.

Ils ont en ce sens contribué à assurer la présence canadienne dans ce pays, et doivent donc faire partie des groupes prioritaires à sauver rapidement, au même titre que les journalistes locaux, les défenseurs des droits de la personne ou encore les membres de la communauté LGBTQ+. Comme les interprètes qui ont aidé les soldats et diplomates canadiens, les fixeurs sont aujourd’hui vulnérables… précisément parce qu’ils ont été d’une aide inestimable pour les Canadiens.

« Si je n’avais pas eu de fixeur lorsque je suis allée en Afghanistan en 2011, affirme Isabelle Hachey, il y aurait eu zéro reportage dans La Presse ! »

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Quand nous envoyons un journaliste en Afghanistan ou ailleurs dans le monde, c’est souvent à la dernière minute, comme ce fut le cas ces derniers jours avec Vincent Larouche en Haïti.

La plupart du temps, le journaliste ne connaît pas la langue du pays, il ne maîtrise pas tous les codes, il n’y a pas moyen de se déplacer et de rencontrer des gens sans une aide locale.

Voilà pourquoi le fixeur est nécessaire : c’est à la fois la boussole et le couteau suisse de nos journalistes plongés dans la brousse !

Ils sont tour à tour guides, chauffeurs, responsables de la sécurité, bottins téléphoniques, interprètes. Ils s’occupent de la logistique. Ils conseillent sur les angles à traiter. Ils prennent contact avec les sources.

C’est grâce à un fixeur, par exemple, que Marc Thibodeau a pu vous raconter en 2002 comment des employés de l’équivalent afghan de l’Office national du film avaient pu sauver les archives vidéo du pays au péril de leur vie. Il a eu accès aux employés d’Afghan Films, qui lui ont montré les faux murs qui dissimulaient les négatifs pour qu’ils ne soient pas détruits par les talibans, comme ces derniers venaient de dynamiter les Bouddhas de Bāmyān.

« C’est grâce à Qais, qui avait la jeune vingtaine à l’époque, que j’ai pu me faire raconter ce que les Afghans avaient vécu pendant cinq ans sous les talibans », explique-t-il.

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Or ces fixeurs sont aujourd’hui en grave danger : ils redoutent la revanche des talibans, qui les considèrent comme des collaborateurs des Occidentaux. Au même titre que les interprètes, les conseillers culturels, les chauffeurs, les préposés à l’entretien et autres employés, ainsi que leur famille, qui ont été d’une grande aide au fil des années.

Il est donc primordial que le Canada fasse tout ce qui est en son pouvoir pour les sortir de Kaboul.

Et soyons honnêtes : ce qu’on a pu voir jusqu’ici n’est pas rassurant.

Le gouvernement Trudeau a tardé à réagir, même si l’entente qui a mené au retrait des forces américaines d’Afghanistan date de février dernier. Même si Joe Biden avait été clair sur ses intentions ces derniers mois. Un retard qui complique aujourd’hui énormément la mission d’extraction.

Et on peut se demander en lisant les reportages des derniers jours si la volonté est aussi grande que l’a dit le premier ministre dans les heures ayant suivi la prise de Kaboul par les talibans : l’opération de sauvetage est ralentie par la bureaucratie, qui exige des Afghans un passeport alors que bien peu en possèdent un, ou le dépôt d’une demande pour en obtenir un… alors qu’il n’y a pas d’État fonctionnel.

Il a fallu attendre à vendredi dernier pour que le gouvernement accepte d’alléger le processus d’accueil des réfugiés afghans au Canada !

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Heureusement, nous avons appris ces derniers jours que Qudratullah Qais Haidari, qui a aidé Marc Thibodeau il y a près de 20 ans, a réussi à sortir du pays grâce à la France. Mais les autres fixeurs qui ont aidé les journalistes de La Presse y sont toujours. Leurs noms ont donc été transmis au gouvernement ces derniers jours, avec la collaboration de l’Association canadienne des journalistes.

Lisez la demande d’aide de l’ACJ

Le Canada doit maintenant faire tout ce qui est en son pouvoir pour assurer la sécurité de ces gens dans le besoin qui, au péril de leur sécurité, ont aidé les médias – et par le fait même, les Canadiens – à y voir plus clair. Comme d’autres précieux alliés, ils ont contribué aux reportages, et ont donc contribué à la connaissance qu’ont les Canadiens de ce qui se passe dans cette zone dangereuse où leur armée était impliquée.

« Quand nous étions en Afghanistan, notre vie dépendait d’eux, fait remarquer Laura-Julie Perreault, qui a séjourné là-bas en 2005. Et là, leur vie dépend de nous ! »

* Certains des noms ont été modifiés pour assurer leur sécurité.

Écrivez à François Cardinal