La police enquête pour meurtre

Une « euthanasie ». C’est ainsi que plusieurs membres bouleversés du personnel ont qualifié la mort d’un homme de 84 ans dans un bloc opératoire où régnait la discorde, à l’hôpital de la Cité-de-la-Santé, à Laval, en 2019. Le choc a été tel qu’un dirigeant de l’établissement a alerté la police, qui mène depuis une enquête pour meurtre, a appris La Presse.

À l’époque, très peu d’informations avaient filtré sur cette affaire, qui a conduit à la démission d’une anesthésiste. Deux infirmières ayant pris part à l’opération ont dit avoir été bouleversées par celle-ci. Il faut remonter au 31 octobre 2019 pour bien comprendre. Ce jour-là, un octogénaire dont l’identité n’a pas été dévoilée se rend à l’hôpital de la Cité-de-la-Santé, à Laval, pour des maux de ventre. On diagnostique une « occlusion intestinale nécessitant une opération chirurgicale ».

Un chirurgien général et une anesthésiste rencontrent alors le patient pour lui expliquer les risques associés à l’opération. L’homme consent au niveau de soins « Objectif B : prolonger la vie par des soins limités », en disant ne pas souhaiter « qu’il y ait de réanimation cardiorespiratoire, ni d’intubation d’urgence ».

Selon les documents de la Cour supérieure consultés par La Presse, l’opération commence aux alentours de 2 h, dans la nuit du 1er novembre. On administre un sédatif au patient. Pendant l’opération, qui dure environ deux heures, le chirurgien découvre « de la nécrose sur d’importants segments de son intestin grêle ». « Considérant l’étendue des trouvailles opératoires et les volontés exprimées par le patient », il prend alors la décision de joindre la famille de celui-ci.

Au téléphone, le médecin explique à la nièce du patient – qui agissait comme contact d’urgence – que « poursuivre l’opération entraînerait la nécessité que le patient ait un sac » et qu’il soit hospitalisé de façon prolongée. Les deux décident alors de « conclure l’opération et d’offrir un traitement palliatif » au patient.

De retour en salle d’opération, le chirurgien « referme la paroi abdominale du patient » et confirme à sa collègue anesthésiste « qu’il n’y a pas de survie attendue du patient ». C’est alors qu’un débat survient entre l’anesthésiste et des infirmières. La première remet en question « l’utilité de trouver une chambre au patient alors que celui-ci pourrait être amené directement à la morgue », en répétant que l’homme « n’a personne pour l’accompagner » en soins palliatifs. Une infirmière rétorque toutefois que le patient a une fille, et qu’il est « faux de prétendre qu’il n’a pas de famille ».

Malgré tout, l’anesthésiste choisit de faire une injection au patient et de le débrancher du respirateur vers 4 h 45.

Au moment de l’injection, l’infirmière affirme avoir « dit à quelques reprises que ce n’est pas la procédure à suivre et que le patient doit être retourné à l’étage pour y mourir dans la dignité ». Une autre infirmière présente « entérine » d’ailleurs les propos de sa collègue.

L’asystolie de l’homme, soit l’arrêt de ses battements cardiaques, est finalement constatée vers 5 h 04. L’anesthésiste quitte la salle « sans remplir le constat de décès », mais avise le chirurgien – qui était parti après l’opération – de l’heure du décès. Un constat de décès est ensuite rempli, puis le patient est transféré aux urgences à 5 h 35, avant qu’un membre de sa famille s’y présente un peu après 7 h.

Consensus sur une « euthanasie »

Le lendemain, les deux infirmières ayant participé à l’opération informent le directeur des soins professionnels de l’hôpital, le DAlain Turcotte, qu’elles ont été « mises à l’envers par les circonstances du décès » et éprouvent un « malaise lié aux actions » de l’anesthésiste.

Cinq jours plus tard, le 6 novembre 2019, M. Turcotte reçoit un « rapport écrit des infirmières » et constate « ce qui lui semble être une euthanasie ».

Le DTurcotte transmet ensuite l’information au DMartin Chénier, président du conseil des médecins de l’hôpital, qui convient aussi « qu’il semble s’agir d’euthanasie ». Celle-ci « ne se situe pas dans une démarche d’aide médicale à mourir », précise-t-on par ailleurs.

« Ensemble, ils s’adressent au syndic du Collège des médecins et reçoivent un avis qu’il semble s’agir d’euthanasie », lit-on dans les documents de la Cour. Le DTurcotte procède peu après au « retrait d’urgence » des privilèges de l’anesthésiste à l’hôpital. Il conclut ensuite que ses gestes « doivent être dénoncés à la police ». Une enquête est ouverte dans les jours qui suivent.

Le 11 novembre, l’anesthésiste propose par la voix de son avocat de démissionner sous « certaines conditions », notamment d’effacer de son dossier personnel « toute trace de cet évènement ». La suggestion est « rejetée par le DTurcotte », mais l’anesthésiste décide tout de même de démissionner.

Le contexte juridique

Derrière cette affaire se cache un véritable bras de fer survenu dans les derniers mois entre le syndic du Collège des médecins et le Service de police de Laval. La police souhaite avoir accès au dossier d’enquête disciplinaire et à des éléments de preuve pour mener son enquête. Celle-ci piétine en raison de cette bataille judiciaire, peut-on lire dans les documents rendus publics jeudi.

Un privilège a été revendiqué par l’anesthésiste et le syndic, afin que la police ne puisse consulter le dossier disciplinaire, même si elle a obtenu un mandat de perquisition lui permettant de le saisir. C’est qu’en vertu de la loi, un professionnel a l’obligation de collaborer à une enquête de son comité de discipline, mais l’obtention d’un privilège lui permet toutefois de garder le silence et de ne pas rencontrer les policiers.

La police tente actuellement d’obtenir sa version des faits en consultant la déclaration qu’elle a fournie au syndic. Jusqu’ici, la police s’est entretenue avec la plupart des intervenants qui étaient dans la salle d’opération dans la nuit du 1er novembre 2019, sauf cette anesthésiste.

L’anesthésiste a vainement tenté d’obtenir une ordonnance de non-publication sur la trame factuelle de cette affaire. Une ordonnance de non-publication temporaire de 30 jours lui a cependant été accordée, pour lui permettre d’exercer ses droits en Cour suprême. Mais elle a ensuite réclamé un second délai, qui lui a été refusé jeudi matin, ce qui permet à La Presse de diffuser ces documents sans dévoiler l’identité des personnes impliquées.

Le Directeur des poursuites criminelles et pénales a de son côté déposé une requête pour faire trancher la question du privilège, devant la Cour supérieure. Le débat sur la revendication de ce privilège est prévu l’automne prochain.