Il y a 25 ans, le déluge. Les pluies diluviennes, les inondations, des milliers de personnes évacuées, et des morts au Saguenay et sur la Côte-Nord. Le déluge a fait chavirer la vie de nombreux Québécois, comme Richard Roy. Il a frôlé la mort dans une crevasse avec sa fille de 3 ans. Il accepte enfin d’en parler.

Il faisait encore nuit le 20 juillet 1996 quand la vie de Richard Roy a basculé. Sa fille de 3 ans et lui rentraient de camping en Gaspésie, avaient emprunté le traversier dans la tempête, puis s’étaient engagés sur la route 138.

PHOTO PIERRE CÔTÉ, ARCHIVES LA PRESSE

Chicoutimi durement touché par les inondations de juillet 1996

Les grosses gouttes de pluie frappaient la Camaro du père de famille. Puis, tout à coup, le trou. Il n’a rien vu.

L’auto s’est engouffrée dans une crevasse. La route s’était effondrée. Il a réussi à sortir du véhicule, à en extirper sa fille. Ils sont parvenus à grimper dans un arbre, dérisoire bouée de sauvetage à laquelle ils resteront agrippés deux heures et demie.

Pendant ce temps, perché sur son arbre, Richard Roy a vu avec effroi deux autres voitures se fracasser dans la crevasse. Il ne pouvait rien faire.

« Je voyais les autos s’en venir en haut. Elles tombaient dans le trou. Ma fille réagissait à ça. On entendait le bruit », se souvient l’homme de 59 ans, qui a accepté de raconter des souvenirs qui le chavirent encore aujourd’hui.

Une voiture avec une famille est tombée.

PHOTO FOURNIE PAR LA FAMILLE

Richard Roy et sa fille Vicky Roy sont restés coincés près de trois heures dans une crevasse lors du déluge de juillet 1996.

Ils sont tous décédés. Je ne voulais pas que ma fille voie ce que moi, je voyais, des gens noyés dans l’auto qui essayaient de sortir. Je ne pouvais rien faire.

Richard Roy

En tout, quatre personnes sont mortes dans cet effondrement de la route 138 le 20 juillet, dans ce trou de près de 23 m sur 10 m qui s’est ouvert cette nuit-là à l’est de Baie-Trinité. Une cinquième victime a été emportée par un torrent de boue non loin de là, en tentant de porter secours à des automobilistes coincés.

Les 19 et 20 juillet, des quantités records de pluie se sont abattues sur le Québec. Elles ont entraîné au Saguenay, selon des estimations, des crues avec une probabilité de récurrence d’une fois tous les 10 000 ans.

Beaucoup de rivières saguenéennes sont sorties de leur lit, des barrages ont débordé, Chicoutimi et La Baie ont notamment été durement frappés. C’est là que la mythique « maison blanche » a capté l’œil des appareils photo.

Mais la Côte-Nord a aussi écopé. C’est là que sont mortes 8 des 10 victimes du « déluge ».

Richard Roy et sa fille, eux, ont eu plus de chance. Ils ont été sauvés par Michel Tremblay, un bon Samaritain qui les a extirpés de la crevasse grâce à une corde.

PHOTO PIERRE CÔTÉ, ARCHIVES LA PRESSE

Les inondations de juillet 1996 ont fait de gros dommages.

Une vie marquée

Cet épisode du déluge continue de hanter Richard Roy. Il a longtemps refusé d’en parler aux médias. Pour le 25anniversaire, il a accepté de raconter comment l’accident avait changé sa vie.

Employé de l’usine de pâte et papier Uniforêt à Port-Cartier, il n’a plus jamais travaillé. Il a consulté plusieurs psychologues et a reçu un diagnostic de choc post-traumatique sévère.

« Il a fallu que je réapprenne à vivre », dit-il.

Certains commentaires à l’époque l’ont heurté. Pourquoi avait-il pris la route dans la tempête ? Il s’est senti coupable. Mais comment aurait-il pu savoir que la route s’effondrerait ?

« De voir les gens tomber dans la crevasse, ç’a été dur. Mais aussi d’avoir fait subir tout ça à ma fille. Tu sais, c’est ton enfant, dit-il. Aujourd’hui, c’est réglé. »

Il a choisi de quitter la Côte-Nord il y a sept ans. Trop de lieux, trop de gens lui rappelaient l’accident de juillet 1996. Il est parti rejoindre sa fille de 28 ans à Rimouski. Ils sont aujourd’hui voisins immédiats. Il a deux petits-enfants.

Dans son nouveau patelin, ceux qu’il côtoie ignorent à peu près tous son passé. Ils vont l’apprendre dans les prochains jours, avec la médiatisation de l’histoire.

« Ça fait partie de moi. Ça fait partie de ma vie. De l’évitement, j’en ai fait pendant tellement d’années », dit-il.

« Ce ne sera jamais fini. Je vais mourir avec ça. Mais aujourd’hui, d’en parler, c’est difficile encore, ce n’est pas plaisant… Mais ça fait partie de moi. »

Dix vies fauchées

Le déluge a fauché 10 vies. Dans la crevasse à l’est de Baie-Trinité, sur la route 138, quatre personnes sont mortes. Une famille avec un bébé de 18 mois a péri, puis un automobiliste seul. Une femme qui tentait de porter secours à des automobilistes plus loin à l’est sur la route 138 a été emportée par la boue. Trois plaisanciers sont morts noyés dans le Saint-Laurent quand leur voilier s’est échoué au large de Tadoussac. Au Saguenay, deux enfants de 7 ans et de 9 ans sont morts quand leur maison de La Baie a été engloutie par un glissement de terrain.

1 milliard de dommages

PHOTO PIERRE MCCANN, ARCHIVES LA PRESSE

Vue aérienne des dégâts causés par le Saguenay. Les équipes commencent les travaux de reconstruction.

Le déluge était en 1996 la catastrophe naturelle la plus coûteuse de l’histoire canadienne. Le sinistre a entraîné des coûts de 1 milliard de dollars. Le Saguenay a été particulièrement touché. En tout, 500 maisons ont été détruites et 16 000 personnes ont été évacuées.

Un déluge et ses suites

PHOTO PIERRE CÔTÉ, ARCHIVES LA PRESSE

Des quartiers ont subi d’importants dommages.

18 juillet 1996 

Le début du mois a été pluvieux au Québec, avec 10 jours de précipitations sur les 15 premiers. Un avis de pluie abondante est lancé le 18 juillet pour le lendemain. Une dépression cyclonique se prépare, laquelle se transformera « en une immense machine à pluie », dans les mots d’un rapport produit après les faits par le gouvernement.

19 juillet 1996 

La pluie commence à 1 h du matin. Le Saguenay est particulièrement touché. On estime que 250 mm d’eau tombent en 48 heures. Cela représente la pluie d’un mois en deux jours, ou l’équivalent de 3 m de neige en janvier. La Sécurité civile est avertie à 19 h 20 qu’une route est inondée dans Charlevoix. Les choses se précipitent ensuite.

20 juillet 1996 

Au Saguenay, des digues et des barrages cèdent. Des rivières sortent de leur lit. Chicoutimi, Ferland-et-Boilleau, La Baie… De nombreux secteurs sont inondés. Sur la Côte-Nord, la route 138 s’effondre à six endroits. À La Baie, deux enfants sont tués alors qu’ils se trouvaient dans le sous-sol de leur maison, frappée par un glissement de terrain. Quelque 16 000 citoyens sont évacués.

16 janvier 1997

PHOTO IVANOH DEMERS, ARCHIVES LA PRESSE

L’ingénieur Roger Nicolet en entrevue en février 2003

L’ingénieur Roger Nicolet, chargé de faire la lumière sur les évènements avec sa commission scientifique et technique, conclut que « la gestion de la sécurité des barrages était largement déficiente au Québec ». Roger Nicolet note qu’« il s’agit d’un phénomène météorologique ». « Mais Dieu a eu de l’aide. Il y a eu des petits nains qui ont aidé Dieu à réaliser ce que malheureusement vous avez eu à vivre en juillet. »

2002

Québec met en application sa nouvelle Loi sur la sécurité des barrages, adoptée dans la foulée de la commission Nicolet. Son but est de « protéger les personnes et les biens contre les risques associés à la présence de ces ouvrages ».

2015

Presque 20 ans après le déluge, le commissaire au développement durable du Québec signe un rapport très critique sur la gestion des 6000 barrages au Québec. « On s’aperçoit qu’il y a encore des lacunes importantes dans la mise en place d’un système qui avait été recommandé [après] des inondations quand même très importantes en 1996 », déclare alors Jean Cinq-Mars.

« Tout a changé après le déluge »

PHOTO PIERRE CÔTÉ, ARCHIVES LA PRESSE

Des maisons ont été complètement détruites par les eaux.

Une catastrophe comme celle du déluge pourrait-elle encore survenir en 2021 au Saguenay ? Québec affirme avoir mis en place une série de mesures pour protéger les milliers de barrages de la province. Mais en 2015, le Bureau du vérificateur général relevait encore de nombreuses failles.

Quand la pluie a commencé à tomber le 19 juillet, le lac Kénogami s’est rempli comme une baignoire.

Les rivières autour n’ont pas mis de temps à déborder, dont la rivière Chicoutimi, au bout de laquelle se trouve la désormais célèbre petite maison blanche.

« Le lac Kénogami a une réaction très rapide, tout ce qui tombe dans le parc des Laurentides tombe dans le lac, ça peut jouer des tours », lance Ghislain Larocque, président du Comité de bassin du lac Kénogami et des rivières Chicoutimi et aux Sables.

Rapidement l’eau a contourné des digues et des barrages.

Plus loin, à l’est, la digue du lac Ha ! Ha ! a été carrément rompue.

Chargé de mener la commission scientifique et technique sur les évènements, l’ingénieur Roger Nicolet avait conclu que « la gestion de la sécurité des barrages était largement déficiente au Québec ».

Il recommandait notamment de créer un répertoire des quelque 6000 barrages du Québec, de mettre sur pied un organisme de contrôle et d’adopter une nouvelle loi (ce qui sera fait en 2002 avec la Loi sur la sécurité des barrages).

« La gestion était déficiente. Les gens étaient tannés de se faire inonder », se souvient Ghislain Larocque, qui était à l’époque conseiller municipal de Laterrière, et dont la maison a été inondée lors du déluge.

Toute la dynamique a changé après le déluge, avec les gens du Ministère. Moi, je les avais rencontrés avant, on disait au Ministère qu’ils géraient mal les rivières et le lac. Le Ministère ne nous écoutait pas.

Ghislain Larocque, Comité de bassin du lac Kénogami et des rivières Chicoutimi et aux Sables

Un évènement impossible aujourd’hui ?

PHOTO PIERRE CÔTÉ, ARCHIVES LA PRESSE

Des structures ont été lourdement endommagées.

Québec assure avoir mis en place les recommandations de la commission Nicolet.

Un vaste chantier de régularisation des crues a été mené dans le réservoir du lac Kénogami, dont le bassin versant avait reçu les plus fortes précipitations en 1996, avec 250 mm de pluie en 48 heures.

La capacité d’évacuation de la rivière aux Sables, l’un des deux exutoires du lac Kénogami, a notamment été doublée, explique l’ingénieure Andrée Bilodeau, cheffe de la division de la gestion des eaux de retenue et limitrophes au ministère de l’Environnement et de la Lutte contre les changements climatiques (MELCC).

« Désormais, on est capables de passer deux fois plus d’eau sans atteindre le seuil à partir duquel une résidence serait affectée », illustre-t-elle.

Le système de prévisions hydrologiques, qui permet de calculer le volume d’eau qui arrivera en fonction des conditions climatiques et des prévisions météorologiques, a également été amélioré.

S’il y avait une crue similaire à celle de 1996, le niveau atteint au lac et le débit total dans la rivière seraient moindres que ce qu’on a connu.

Andrée Bilodeau, ministère de l’Environnement et de la Lutte contre les changements climatiques

Des corrections… 22 ans plus tard

Mais les efforts de Québec pour encadrer les barrages ont connu des ratés.

En 2015, le commissaire au développement durable avait livré un rapport accablant sur la gestion de ces ouvrages par l’État, et c’était encore pire pour ceux sous la responsabilité de propriétaires privés – son analyse excluait les barrages d’Hydro-Québec.

« Notre approche, c’était de faire un audit de performance pour voir si les principales recommandations de la commission Nicolet avaient été mises en place », explique en entrevue l’ancien commissaire Jean Cinq-Mars.

« On voulait voir s’il y avait un système bien géré, avec une bonne approche de gestion de risque. Ce qu’on avait constaté, c’est que ce n’était pas le cas », dit-il.

Son rapport avait noté que le ministère de l’Environnement « ne parvient pas à assurer l’entretien » des barrages dont il est responsable.

En outre, près de 20 % des 758 barrages du gouvernement n’étaient pas dotés d’un plan de mesures d’urgence.

Des ressources ont été mises en place après la publication du rapport, si bien que depuis 2018, 22 ans après le déluge, le Ministère surveille et entretient « 100 % des barrages » dont il a la responsabilité, affirme Andrée Bilodeau.

De plus, tous les barrages pour lesquels un plan de mesures d’urgence est requis, ce qui dépend du « niveau de conséquences » que pourrait avoir une rupture, en ont maintenant un, ajoute-t-elle.

Au total, 10 des 12 recommandations que le commissaire avait faites ont été appliquées depuis son rapport, selon un suivi fait par le Bureau du vérificateur général.

L’effet des changements climatiques

Pour Jean Cinq-Mars, il est primordial de s’intéresser à la gestion des barrages puisqu’on ignore ce que les changements climatiques nous réservent.

« On peut s’attendre à plus de probabilités d’évènements avec des pluies extrêmes », explique Jean-Luc Martel, associé de recherche à l’École de technologie supérieure (ETS), qui s’intéresse à l’impact des changements climatiques sur les précipitations extrêmes.

Les études indiquent en effet qu’un réchauffement de l’atmosphère lui permet d’emmagasiner plus d’humidité.

Mais l’expert s’empresse de préciser que les pluies des 19 et 20 juillet 1996 étaient absolument exceptionnelles : elles ont entraîné, selon des estimations, des crues ayant une probabilité de récurrence d’une fois tous les 10 000 ans.

Il faut faire attention. On s’entend que c’était un évènement extrêmement rare. Un évènement très, très rare qui se produit plus souvent, ça demeure très, très rare.

Jean-Luc Martel, École de technologie supérieure

Les améliorations apportées par Québec aux ouvrages de gestion des eaux du réservoir Kénogami lui permettraient de résister à une crise trois fois supérieure à celle de 1996, affirme Andrée Bilodeau.

Or, comme l’a démontré le déluge, le fait que les barrages résistent à une crue exceptionnelle évite le pire, mais n’empêche pas des inondations catastrophiques, précise-t-elle.

« C’est certain que n’importe quelle crue aussi rare peut toujours engendrer certains dommages. »