(Québec, Ottawa) Québec doit étendre son projet de loi sur les enfants autochtones disparus à la « réalité des pensionnats », réclame le chef Ghislain Picard. La pièce législative doit être adoptée d’ici quelques jours, mais la découverte des restes de 215 enfants sur le site d’un ancien pensionnat de Kamloops change la donne.

« Ça va prendre de l’ampleur », prévient le chef de l’Assemblée des Premières Nations Québec-Labrador (APNQL). « Il y a des cérémonies à Québec, à Montréal… Et je me dis, dans un geste d’ouverture, pourquoi le Québec n’amenderait pas son projet de loi 79 pour inclure cette réalité-là ? », a-t-il soutenu.

La demande du chef Picard survient alors que des voix s’élèvent pour réclamer que des fouilles soient étendues sur les sites d’anciens pensionnats autochtones, dont ceux qui ont existé au Québec.

La classe politique s’indigne d’un bout à l’autre du pays depuis l’horrible découverte en Colombie-Britannique. À Québec et à Ottawa, les drapeaux sont en berne pour honorer la mémoire des petites victimes et offrir du soutien aux survivants de l’époque noire des pensionnats.

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« Vous n’êtes pas oubliés. » Des messages et des chaussures ont aussi été déposés devant le parlement du Canada.

Le premier ministre du Canada, Justin Trudeau, a exprimé lundi sa tristesse et son horreur. Il a promis « des actions concrètes ». Le premier ministre du Québec, François Legault, a parlé « d’une découverte bouleversante » et de l’importance de ne jamais oublier « cet épisode douloureux de notre histoire ».

Une douzaine de pensionnats ont existé au Québec, dont à Amos, à Mani-Utenam (Sept-Îles), à La Tuque et à Mashteuiatsh (au nord de Roberval). Selon le chef Picard, il est « très possible » que des situations similaires à celle de Kamloops soient survenues sur le sol québécois.

Je suis sûr qu’il y a des situations au Québec aussi, des gens qui savent plus trop où leur frère, leur sœur… ce qui a pu devenir d’eux. Sans compter le rôle des églises, de certains établissements de santé.

Le chef Ghislain Picard

Triste coïncidence, les parlementaires ont terminé jeudi l’étude détaillée du projet de loi 79, qui doit permettre « la communication des renseignements personnels aux familles d’enfants autochtones disparus ou décédés à la suite d’une admission en établissement » de soins de santé québécois, mais pas en pensionnat.

« Je mentirais de dire que [ce projet loi] va répondre à leur demande. Nous, ce sont vraiment les enfants qui ont passé par le système de santé », a indiqué le ministre responsable des Affaires autochtones, Ian Lafrenière. Le chef Picard n’avait pas fait part de sa demande au ministre lorsque nous lui avons parlé en soirée.

En revanche, si un enfant est mort après une hospitalisation alors qu’il était pensionnaire, oui, sa famille pourra se prévaloir des dispositions du projet de loi 79. La pièce législative a d’ailleurs été amendée pour couvrir la période remontant à 1992, année qui a suivi la fermeture du dernier pensionnat au Québec, celui de Pointe-Bleue.

Le projet de loi doit être adopté d’ici la fin de la session parlementaire, qui se termine le 11 juin.

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Ghislain Picard, chef de l’Assemblée des Premières Nations Québec-Labrador

Pour le chef Picard, il y a moyen d’amender rapidement la pièce législative pour en élargir la portée « sans avoir quelque chose de compliqué ». Mais il ne faut surtout pas rater cette occasion. « On dispose déjà d’un projet de loi. Sans ça, connaissant le processus législatif, on se rapporterait aux calendes grecques », souligne-t-il.

On pourrait aussi apporter un amendement pour assurer la protection des sites d’anciens pensionnats pour y mener éventuellement des recherches, propose-t-il.

Soutien aux familles

Le ministre Lafrenière promet de soutenir les familles dans leur quête de vérité, mais n’a pas voulu « se commettre » sur la tenue d’éventuelles fouilles radars sur des sites québécois, expliquant que c’est « un dossier qui demeure au fédéral ». Il n’a pas l’intention, cependant, d’aller à l’encontre de la volonté des familles.

« J’ai un travail à faire avec les différentes communautés pour savoir quelles sont leurs volontés et voir avec le fédéral quelles actions vont être entreprises », a expliqué Ian Lafrenière.

Ce n’est pas compliqué. Ce que [les familles veulent], c’est de savoir la vérité et ce qui s’est passé, alors on va les supporter là-dedans.

Ian Lafrenière, ministre responsable des Affaires autochtones

Le ministre doit avoir « des échanges avec le fédéral » sur la question. Il s’est aussi entretenu avec le chef Picard plus tôt lundi. À Ottawa, les parlementaires tiendront un débat d’urgence aux Communes ce mardi.

Pour l’ex-commissaire de l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées au pays Michèle Audette, les évènements de Kamloops démontrent la nécessité de tenir des fouilles similaires au Québec.

Selon elle, il n’y a rien de « farfelu » à croire que des découvertes semblables pourraient être faites sur le sol québécois. On doit faire des recherches sur les sites d’anciens pensionnats, mais aussi les sites désignés par les hôpitaux et les organisations religieuses qui accueillaient des enfants autochtones à l’époque.

« Il y a des bébés hospitalisés qui ne sont jamais revenus » et dont les familles ignorent toujours où ils ont été enterrés, illustre-t-elle.

La professeure Emma Anderson, de l’Université d’Ottawa, redoute la même chose. « J’aimerais pouvoir dire que ce n’est pas la pointe de l’iceberg, mais j’ai le désagréable sentiment que c’est le cas », a laissé tomber en entrevue celle qui enseigne l’histoire religieuse de l’Amérique du Nord.

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Un homme se recueille près d’un monument érigé devant l’ancien pensionnat autochtone de Kamloops, en Colombie-Britannique.

Dans le budget de 2019, le gouvernement fédéral a investi 33,8 millions sur trois ans, pour « élaborer et tenir à jour un registre national de décès des élèves des pensionnats indiens » et « collaborer avec les parties en vue d’établir et de tenir à jour un registre en ligne des cimetières des pensionnats ».

Ces sommes étaient annoncées pour répondre à quelques-uns des 94 appels à l’action (les appels 72 à 76) de la Commission de vérité et réconciliation du Canada. En 2020, l’Assemblée des Premières Nations a parlé de « progrès modérés » pour la catégorie « Enfants disparus et renseignements sur l’inhumation ».

Dans son rapport déposé en 2015, la Commission évaluait à 139 le nombre de pensionnats autochtones ayant existé au pays. Elle calculait aussi que plus de 3200 enfants y avaient péri. Ce chiffre est probablement sous-estimé, relève la professeure Anderson. D’ailleurs, même à Kamloops, « on n’a même pas encore fini de fouiller toute la superficie du terrain », note-t-elle.

Pour une enquête publique

À Québec, les partis de l’opposition et des familles autochtones ont déploré que le projet de loi 79 n’aille pas assez loin, alors qu’il ne permettra pas de déterminer « les causes » de la disparition d’enfants autochtones. « À quelques jours de l’adoption du projet de loi 79, la découverte de Kamloops souligne l’urgence de tenir une enquête publique sur les dizaines, voire les centaines d’enfants autochtones disparus dans notre système de santé », a fait valoir la co-porte-parole de Québec solidaire, Manon Massé. Le ministre Ian Lafrenière n’a pas voulu consentir à la demande d’une enquête « pour l’instant », mais ne l’écarte pas pour la suite, selon ce que permettront de découvrir les nouveaux mécanismes qui seront mis à la disposition des familles. Le groupe Awacak comprend 30 familles atikamekw et innues, qui ont perdu au total 45 enfants autochtones au Québec. Ces enfants pouvaient être emmenés hors de la communauté pour recevoir des soins de santé, mais ne revenaient jamais.

Fanny Lévesque, La Presse