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Le mot « féminicide » s’est imposé dans les médias ces derniers mois en raison du drame que vit le Québec, secoué par une séquence troublante de femmes tuées dans d’horribles circonstances.

Le mot féminicide était peu usité jusqu’ici. Mais la multiplication des morts récentes et l’utilisation plus répandue de l’expression dans le grand public ont incité La Presse et les autres médias à y avoir recours.

La chose se justifie. En plus d’avoir été le mot de l’année du Petit Robert pas plus tard qu’en 2019, le mot féminicide s’appuie sur un raisonnement tout à fait pertinent.

Une femme tuée parce qu’elle est une femme, c’est un féminicide… et non pas un « crime d’honneur », qui n’a rien d’honorable. Et c’est encore moins un « drame passionnel », euphémisme qui met l’accent sur la « passion » de l’homme, plutôt que sur sa pulsion destructrice et son dangereux besoin de contrôle.

PHOTO PATRICK SANFAÇON, ARCHIVES LA PRESSE

Des policiers intervenant sur les lieux du 11e féminicide présumé de l’année, mardi dernier, à Côte-Saint-Luc

Mais… est-ce que le choix de ce mot dans les médias, à ce moment-ci, pour décrire la vague de morts violentes de femmes qui secoue le Québec est approprié pour autant ?

La réponse est moins simple qu’elle n’y paraît…

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« Une chose me tracasse lorsqu’on parle de féminicide, m’a écrit Mona Carriere, une lectrice. On utilise le mot lorsque la femme est victime ou violentée parce qu’elle est une femme. Ne devrait-on pas simplement parler de violence conjugale ? »

La définition du mot féminicide (ou fémicide) varie d’un endroit à l’autre, et d’une source à l’autre. Son origine est tout aussi floue : on la situe tantôt au XIXsiècle, en 1976, ou encore dans les années 1990.

Mais pour faire simple, disons que ce mot-valise constitué des mots « femme » et « homicide » fait bel et bien référence à une femme ou à une fille tuée parce qu’elle est une femme ou une fille.

Une femme qui meurt dans un accident de voiture, ce n’est donc pas un féminicide. Mais c’est le cas d’une femme assassinée par son conjoint violent, par exemple. Ou d’une femme tuée par un misogyne.

Le drame de Polytechnique est donc un féminicide. Même chose pour les femmes et les filles autochtones assassinées au fil des décennies, qui ont été au cœur d’une commission d’enquête fédérale ces dernières années.

Car le genre des victimes, lors de ces différents drames, n’était pas le fruit du hasard.

Ce qui nous mène aux 11 morts de 2021, dont la dernière en date a été qualifiée de « 11féminicide » de l’année au Québec par différents médias.

Mais est-ce que le meurtre commis à Côte-Saint-Luc, il y a quelques jours, est un féminicide ? Est-ce que les 10 autres meurtres de femme qui l’ont précédé étaient tous, eux aussi, des féminicides ?

Peut-être… mais peut-être pas. On ne le sait pas encore, car les jugements n’ont pas été prononcés.

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Tout le caractère délicat de l’emploi du mot dans un journal est là : parler d’un féminicide le lendemain d’un drame, voire le jour même, c’est conclure avant tout procès que la femme a été tuée par l’accusé. Et parce qu’elle était une femme de surcroît.

Or, prenez seulement le cas de Marly Edouard, tuée à Laval en début d’année. On ne connaît pas le contexte du drame.

Marly Edouard était en couple avec une femme, qui l’a laissée pour un homme. Ce dernier aurait possiblement menacé la victime avant sa mort. Mais il n’a pas été arrêté, et il ne formait pas un couple avec la victime ni un ex-couple.

Le terme féminicide est-il le bon dans pareille situation ? Impossible de statuer avant d’en savoir plus. Aucun suspect n’a même encore été arrêté.

Et pourtant, nous l’avons inclus dans notre décompte lorsque nous avons titré à La Presse : « Un dixième féminicide depuis le début de l’année au Québec ».

À la lumière de nos plus récentes réflexions, nous aurions dû avoir une plus grande réserve, une plus grande prudence dans le choix des mots.

Et depuis, dans un souci constant de remise en question, nous nous sommes posé des questions sur l’utilisation que nous faisions de ce mot depuis le début de l’année. Et nous avons conclu que les femmes possiblement tuées en raison de leur condition féminine allaient être présentées, désormais, comme les victimes d’un féminicide présumé.

Comme nous l’avons fait pour Zoleikha Bakhtiar, mère de famille qui aurait été tuée par son conjoint à Côte-Saint-Luc au début de la semaine dernière.

Et ceci n’est pas spécifique aux féminicides. C’est ce que nous faisons pour tout crime ou meurtre, en respectant le droit à la présomption d’innocence jusqu’au jugement. Et en évitant de prendre la version préliminaire des policiers comme un fait véridique, puisque l’histoire nous enseigne qu’ils peuvent se tromper. Rappelons-nous seulement l’affaire Camara.

Cela est une preuve de l’importance que nous accordons au mot féminicide et à l’importance de désigner ce crime comme tel. Pas l’inverse.

Car à l’origine, l’intention est d’avoir recours à un mot qui transporte avec lui la gravité des violences faites aux femmes en raison de leur genre. Un mot qui rend visible ce que la société rend trop souvent invisible en diluant ces assassinats dans le grand tout des faits divers. D’où l’importance de bien l’utiliser et de ne pas le banaliser. D’où l’importance, aussi, de la prudence.

Une prudence qui ne diminue en rien l’horreur vécue par ces femmes et qui est nécessaire avant de connaître toutes les circonstances. Après quoi, nous utiliserons le mot féminicide pour décrire ce fléau de ces meurtres de femmes, simplement parce que ce sont des femmes.

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