C. L., comme on l’appelait dans les documents judiciaires, dormait cette nuit-là. Ses deux enfants dormaient aussi dans la chambre d’à côté, quand son ex-mari est entré dans sa chambre et l’a violée.

Une agression « extrêmement sérieuse et violente » qui lui a laissé plusieurs marques visibles sur le corps, a dit le juge. L’ex a été condamné à une année de prison.

C. L. a fait transcrire le jugement de la cour et en a envoyé un exemplaire à ses amis et sa famille.

Un des destinataires a décidé de relayer le document sur Facebook.

Quelques semaines plus tard, la police se présentait chez C. L. Pardon, madame, vous êtes accusée de violation d’une ordonnance de non-publication…

L’ex avait porté plainte à la police pour violation d’une ordonnance de non-publication. Mal conseillée, ou pour mettre fin à l’affaire, C. L. s’est avouée « coupable ». La cour ontarienne de la région de Waterloo l’a condamnée à une amende de 2000 $… plus 600 $ pour le fonds des victimes d’actes criminels.

En quelques semaines seulement, donc, une victime de viol est devenue elle-même accusée… d’avoir enfreint une règle instaurée pour… protéger les victimes.

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L’affaire est tellement absurde que le mois dernier, des avocats ontariens ont offert à C. L. de faire appel sans frais.

Comment en effet une règle destinée à protéger les victimes peut-elle devenir une arme pour les punir ? Après tout, c’est un choix personnel que de conserver l’anonymat. La règle devant les cours de justice, c’est la publicité ; l’anonymat devant les tribunaux n’est accordé que pour permettre une meilleure justice, pas pour avantager des agresseurs.

Oui, mais, me direz-vous, qu’en est-il de Nathalie Simard, qui a dénoncé publiquement Guy Cloutier comme son agresseur pédophile ? D’Annick Charette, qui s’est identifiée comme la plaignante contre Gilbert Rozon ? Des filles du boxeur Dave Hilton ? Etc.

Dans chaque cas, les victimes avaient droit à l’anonymat. Dans chaque cas, la cour a ordonné la non-publication de leur nom… et toute information permettant de les identifier.

Dans de tels cas, les médias ont développé des trucs pour contourner le problème. Quand l’accusé est connu, ou en position de pouvoir, il vaut mieux ne pas révéler les liens qui l’unissent à la victime que de lui procurer un anonymat par procuration. Exemple : l’ex-boxeur Dave Hilton est accusé d’agressions sexuelles sur des mineures. Tous les faits qui permettraient d’identifier les victimes alléguées seront écartés du compte rendu. Même chose pour Guy Cloutier, un homme extrêmement puissant dans le show-business québécois avant ces accusations.

Dans chaque cas, les victimes ont ensuite décidé de s’identifier.

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Comme le disaient déjà des féministes dans les années 1970, ce système d’anonymat a aussi des effets pervers. Premièrement, il perpétue une sorte de honte qui pèse injustement sur la victime. Deuxièmement, on vient de le voir, il protège certains agresseurs d’un exposé totalement honnête des crimes dont on les accuse.

À cela, on répond que l’anonymat est une simple option : toute victime peut choisir de le déclarer publiquement – ce qui souvent fait avancer la discussion.

L’affaire C. L. vient de nous faire toucher aux limites de ce raisonnement paternaliste inversé : madame, l’État va vous condamner à verser une amende (et à avoir un casier judiciaire) pour mieux protéger les victimes…

Euh… Non.

M’est avis que la Cour d’appel de l’Ontario va faire le ménage dans ce bordel…

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L’idée n’est évidemment pas de remettre en question le droit à l’anonymat des plaignants dans des affaires sexuelles. L’idée, c’est que… c’est un droit de la personne qui porte plainte. Un droit qui devrait pouvoir être levé à la demande de cette personne même quand elle le décide.

Dans ce cas précis, le comble de l’absurde est que la victime avait communiqué privément le contenu de ce jugement public.

Le cas est tout à fait hors-norme : jamais avant une victime n’avait été poursuivie dans une affaire semblable au Canada. Bien évidemment, une ou un procureur avec un peu de jugement n’aurait jamais pensé qu’il devait déposer une accusation – c’est un geste discrétionnaire, qui doit toujours être fait dans l’intérêt public, pas uniquement pour constater un accroc technique à la loi. Pourquoi un juge a-t-il ensuite entériné un tel aveu de culpabilité ? Je n’en connais pas beaucoup qui auraient accepté une telle absurdité.

Il n’en reste pas moins que chaque fois qu’une victime veut s’identifier sur la place publique, il faut obtenir une ordonnance de la cour. Ça se fait sans difficulté… mais pourquoi ne serait-ce pas à la discrétion de la victime, sans autre formalité ?

Comme on sait, les règles sont écrites et réécrites surtout pour ceux qui n’ont pas de jugement…

Alors c’est hélas une autre excellente raison d’imposer aux magistrats canadiens une formation en matière d’agressions sexuelles, comme le Parlement l’a décrété vendredi. Histoire de rappeler à quelques égarés que l’anonymat est un droit, une protection, qu’on peut choisir de lever à sa guise.

On peut avoir subi un crime sans avoir à demander la permission judiciaire d’en discuter en public.