Quand on enlève les « humblement », « avec respect », « si vous permettez » et autres formules doucereuses prononcées par Facebook en comité parlementaire à Ottawa lundi, que reste-t-il ?

Beaucoup d’arrogance et peu de remords.

Acculée au mur, Facebook change sa stratégie. La multinationale accepte d’être réglementée, mais elle veut des obligations de moyens et non de résultats. Tout cela pour empocher des profits indécents que ce pirate corporatif abritait jusqu’à l’année dernière en Irlande, à un taux d’imposition d’à peine 1 %.

Bien sûr, il y a de légers dommages collatéraux, comme la désinformation, la haine et l’occasionnel détournement de la démocratie…

Le gouvernement Trudeau prépare une triple offensive. Il veut forcer les géants du web à payer leur juste part d’impôt, combattre les discours haineux et financer le journalisme.

Ce ne sera pas simple, comme on l’a vu au comité parlementaire. Quand Facebook recule, c’est un millimètre à la fois.

Les députés de tous les partis ont posé d’excellentes questions. Pour les réponses, c’était une autre histoire.

En voici quelques exemples.

PHOTO ADRIAN WYLD, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Kevin Chan, directeur des politiques de Facebook au Canada

Une douzaine d’utilisateurs seraient responsables à eux seuls de 75 % du contenu antivaccin. Pourquoi ne pas les cibler ? Kevin Chan, directeur des politiques de Facebook au Canada, a dit ne pas être au courant. Pourtant, le sujet a été soulevé il y a quelques jours lors de la comparution très médiatisée de son grand patron Mark Zuckerberg devant le Congrès américain !

> (Re)lisez l’article sur les comptes antivaccins

Facebook se félicite que 97 % des décisions sur le contenu haineux soient prises grâce à l’intelligence artificielle. Mais pour de prétendues raisons de sécurité, elle refuse de dire s’il y a des modérateurs francophones pour le Canada.

Selon The Guardian, les menaces de mort seraient davantage tolérées lorsqu’elles ciblent les personnalités publiques, pour générer de l’activité en ligne. « Je n’ai pas vu ces directives spécifiques », a répondu M. Chan.

> Lisez l’article du Guardian (en anglais)

Il dit toutefois faire partie du comité pour tracer la ligne quant à la liberté d’expression. Des élus ont voulu savoir combien de gens y siégeaient. M. Chan s’est alors ravisé : « Je n’appellerais pas cela un comité, c’est un processus… »

Si quelqu’un fait encore confiance aux décisions opaques et arbitraires de Facebook, il devrait lire comment le chroniqueur Mathieu Bock-Côté s’est fait suspendre de la plateforme pour des propos nullement pornographiques ou haineux.

> Lisez le compte rendu de M. Bock-Côté

Les représentants de Facebook prétendent ne pas connaître le chiffre d’affaires de l’entreprise au Canada, ni les revenus provenant du partage de contenu journalistique.

Mais à force d’être talonnés, ils se sont engagés lundi à les fournir à l’Agence du revenu du Canada. Ce chiffre est important.

Selon Jean-Hugues Roy, professeur à l’École des médias de l’Université du Québec à Montréal, Facebook et Google engrangeraient 280 millions de revenus publicitaires chaque année grâce aux médias canadiens, dont ils prennent gratuitement le contenu. Cela met en perspective l’aide de 3 millions par année que le géant se vante de leur offrir…

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Le comité parlementaire se réunissait à la suite d’une invitation controversée de Facebook.

En novembre, le géant a demandé à un haut fonctionnaire de Patrimoine Canada de relayer une offre d’emploi bien payé — plus de 140 000 $ — auprès de ses employés les plus « prometteurs ».

M. Chan lui-même est l’ancien directeur des politiques au Parti libéral du Canada, et sa collègue Rachel Curran a travaillé sous Stephen Harper. Non content de cette proximité avec les partis, Facebook courtise maintenant la fonction publique alors que celle-ci cherche à la réglementer.

Le comité parlementaire a donc décidé de convoquer Facebook en janvier. Une deuxième journée d’audiences s’est déroulée lundi.

Depuis, le vent tourne.

Il y a eu l’attaque contre le Capitole à Washington en janvier. Puis la troublante charge contre l’Australie en février.

Le pays a adopté une loi pour forcer Facebook et Google à négocier une redevance avec les médias. Mais le réseau social a réagi en bloquant leurs sites pendant trois jours, en plus de fermer entre autres des pages sur la prévention des incendies de forêt ou des suicides.

La manœuvre s’est retournée contre Facebook, qui a prouvé son inquiétant pouvoir sur la démocratie. L’Australie s’est tenue debout, et le ministre du Patrimoine canadien Steven Guilbeault promet de le faire aussi.

M. Guilbeault devrait déposer un projet de loi sur la haine en ligne d’ici un mois, et un autre sur les redevances aux médias d’ici le début de juin.

Dans son premier mandat, le gouvernement Trudeau n’a rien fait. Cette passivité était d’autant plus choquante à cause des liens de son parti avec M. Chan.

Le volontarisme de M. Guilbeault fait un bien immense.

Pour empêcher les propos haineux, le ministre n’a pas besoin de modifier le Code criminel, qui les interdit déjà. Le défi est plutôt de le faire appliquer. Pour cela, la création d’un régulateur indépendant est envisagée.

Il est vrai que Facebook s’est dotée d’un comité externe de surveillance, qui l’aidera à dire par exemple si Donald Trump peut garder son compte. Mais cette instance a peu de pouvoirs. Elle n’a rien à dire sur les algorithmes qui décident des nouvelles apparaissant sur votre fil d’actualité, que Facebook modifie à sa discrétion, comme elle l’a fait aux dernières élections américaines.

Pour les redevances aux médias, M. Chan s’y refuse au nom de l’utopie d’un « internet libre ». Mais on sait à quoi cette liberté mène : au détournement d’élections, à la propagation de la haine et à l’abrutissement du débat.

M. Chan a présenté l’entreprise comme une simple plateforme qui génère des revenus publicitaires grâce à ses usagers. La réalité est plus sombre, tel que l’a démontré Shoshana Zuboff dans son excellent essai L’âge du capitalisme de surveillance.

> Lisez les comptes rendus du livre

Ce modèle tentaculaire d’extraction de données fonctionne à l’insu des usagers. Il vise à coloniser chaque aspect restant de la vie privée. Et il concentre une quantité indécente de richesses en embauchant un minimum d’employés.

C’est contre cela que les élus canadiens doivent se battre. Et ils pourraient enfin avoir un nouvel allié. Après les menaces du président Trump, l’administration Biden ne s’oppose plus à un mécanisme mondial pour taxer le chiffre d’affaires des géants du web.

On n’en demande pas tant à Facebook. Seulement trois petites choses. Payer des impôts, valoriser l’information et combattre la haine.