Avec la réouverture des écoles, le nombre de signalements à la Direction de la protection de la jeunesse a bondi, à tel point que les listes d’attente de la DPJ ont retrouvé le même niveau qu’il y a deux ans. Plus de 3000 enfants sont maintenant en attente à la DPJ, que ce soit pour une évaluation ou pour recevoir des services de l’organisme.

En date du 7 mars, 2804 enfants étaient en attente pour une évaluation et 426 étaient en attente de l’application des mesures, a indiqué à La Presse le cabinet du ministre délégué à la Santé, Lionel Carmant. Les listes d’attente sont donc revenues exactement au même niveau qu’en janvier 2019.

« Nous sommes vraiment préoccupés par cette augmentation », souligne la porte-parole de M. Carmant, Marie Barrette. « Nous ne pouvons pas spéculer sur les raisons qui font que les signalements ont augmenté considérablement. Cependant, il est raisonnable de penser que la pandémie a pu exacerber les tensions familiales », ajoute Mme Barrette, soulignant que le ministre veut réinvestir en première ligne afin de créer un « continuum de soins » pour les enfants issus de milieux vulnérables.

Cette hausse dans les listes d’attente est fort probablement une conséquence directe du rebond des signalements, qui ont repris dès la réouverture des écoles au Québec, a démontré une équipe de chercheurs de l’Institut universitaire jeunes en difficulté, dans une étude obtenue par La Presse.

Pendant la première vague, le nombre de signalements avait diminué de près du tiers dans la région de Montréal et de 20 % à l’échelle du Québec, a établi l’équipe dirigée par le criminologue Denis Lafortune. Or, lorsque les écoles ont rouvert — dès la mi-mai dans certaines régions —, les signalements dépassaient de près de 4 % la moyenne des quatre dernières années. Pour la communauté métropolitaine de Montréal, où les écoles sont restées fermées, ce rebond ne s’est pas produit.

Puis, au cours des semaines qui ont suivi ce déconfinement, les signalement ont augmenté parfois de façon spectaculaire. Pour les risques de négligence, par exemple, pendant le confinement, le nombre de signalements avait diminué de près de 19 % par rapport à la moyenne de la période au cours des quatre dernières années. Après la réouverture des écoles, le nombre de signalements a bondi, cette fois à des niveaux de 21 % supérieurs à ceux de la moyenne des quatre dernières années pour la même période. « Un rebond de 40 points », note l’équipe de chercheurs.

« En somme, à la lumière de nos analyses, les baisses de signalements reçus pour la période du premier trimestre de 2020 s’expliquent principalement par l’absence de vigie faite par les signalants habituels, causée par le confinement et la fermeture des écoles », écrivent-ils. L’école constitue donc, concluent-ils, « un filet de sécurité sociale primordial ».

Le président de l’Ordre des travailleurs sociaux inquiet

Le ministre Lionel Carmant n’est pas le seul à s’inquiéter du niveau atteint par les listes d’attente : le nouveau président de l’Ordre des travailleurs sociaux, Pierre-Paul Malenfant, sonne aussi l’alarme en entrevue à La Presse. « C’est très inquiétant et on est en discussion avec le Ministère sur cette question-là », dit-il.

Il y a eu énormément de coupes dans les services sociaux donnés par le réseau, ce qui fait que trop d’enfants se retrouvent à la DPJ. Au fil des ans, on a vu une érosion des services sociaux et le résultat, on le voit maintenant, avec la pandémie.

Pierre-Paul Malenfant, président de l’Ordre des travailleurs sociaux

La très grande majorité des travailleurs sociaux membres de l’Ordre vit une surcharge de travail colossale, témoigne-t-il. « Les gens sont complètement débordés. Les conditions de pratique se détériorent de plus en plus », dit-il. Certains appellent à l’Ordre pour se plaindre qu’ils sont incapables de respecter ce que dicte leur code de déontologie. Dans un récent sondage réalisé par l’Ordre auprès de ses membres, plus de 50 % des répondants disaient avoir de la difficulté à réaliser le plan d’intervention élaboré pour les enfants et leurs familles.

Des chiffres colligés au début de février par l’Alliance du personnel professionnel et technique de la santé et des services sociaux (APTS), qui représente les intervenants de la DPJ dans plusieurs régions du Québec, montrent que le problème des listes d’attente est particulièrement aigu dans certains endroits. En Montérégie, près de 400 dossiers étaient en attente d’évaluation en février, dans les Laurentides, on parle de 350 dossiers en attente, en Estrie, près de 300 enfants attendent une évaluation.

À Montréal, on dénombre 390 dossiers en attente à l’évaluation orientation, indique le CIUSSS du Centre-Sud de l’île de Montréal. « La situation des familles est de plus en plus complexe, et la pandémie a créé plus de demande », explique Jean-Nicolas Aubé, porte-parole du CIUSSS Centre-Sud.

Dans certaines régions comme Chaudière-Appalaches, la situation est critique, témoigne l’APTS. « C’est une poudrière sur le point d’exploser depuis la réouverture des écoles à l’automne, décrit le représentant de l’APTS dans Chaudière-Appalaches Jean-François Travers. Non seulement les signalements sont en hausse, mais on voit des cas beaucoup plus lourds parce que les familles n’ont pas eu accès aux services en amont à cause de la pandémie. » Seulement la semaine dernière cette région a reçu 50 % plus de signalements que sa « capacité théorique » de traitement des signalements (154 par rapport à environ 100 par semaine). Des noms qui s’ajoutent, note M. Travers, à la liste d’attente qui compte 160 enfants.