Le principe de précaution est en train de déraper en Europe.

L’Autriche, le Danemark, la France, l’Allemagne et l’Italie, notamment, suspendent le vaccin d’AstraZeneca. Ces pays veulent rassurer leur population, mais ils font le contraire.

Ils confortent les gens inquiets dans leur impression que l’injection n’est pas sécuritaire. Et ils créent une pression politique ailleurs. En voyant l’Autriche, des Danois et des Norvégiens se sont dit : pourquoi prendrions-nous ce risque ? Puis la France et l’Allemagne les ont imités. Et ainsi de suite.

Si bien que lundi, cette question était posée à Justin Trudeau et à François Legault : pourquoi êtes-vous plus téméraires que les autres ?

Pourtant, ce n’est pas le cas.

La suspension n’est pas basée sur la science ou la raison. C’est une spirale de la peur.

Parmi les millions d’Européens vaccinés, environ 30 ont fait une thrombose. Y a-t-il un lien direct ?

« Non », répond Nicholas Brousseau, président du Comité sur l’immunisation du Québec et médecin-conseil à l’Institut national de santé publique.

D’après les informations actuellement disponibles, le taux de thrombose chez les gens vaccinés n’est pas supérieur à celui du reste de la population. Il ne semble donc pas y avoir de lien de causalité ou de corrélation.

Et ce constat s’appuie sur un énorme échantillon. Plus de 10 millions de personnes ont reçu une dose du vaccin d’AstraZeneca au Royaume-Uni et ailleurs.

Le DBrousseau n’est pas le seul à le soutenir. La Société internationale de thrombose et d’hémostase l’a rappelé, tout comme l’Organisation mondiale de la santé, l’Agence nationale de sécurité du médicament de la France et l’Agence régulatrice du département de la Santé du Royaume-Uni.

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Pourquoi alors ces suspensions ?

C’est ici qu’intervient le principe de précaution. Pour le pire, hélas.

La France et d’autres pays prétendent réduire le risque. Mais, au contraire, ils l’augmentent ! Car le danger d’être vacciné reste nettement inférieur à celui de ne pas l’être.

On n’en parle pas assez, déplore le DBrousseau. « Pourtant, l’avantage du vaccin est énorme, alors que la menace reste théorique et non documentée. » Il ajoute que la COVID-19 elle-même peut coaguler le sang des gens infectés, ce qui hausse la probabilité de thrombose.

Pour comprendre la décision de pays comme la France, il faut se tourner vers la psychologie et la sociologie.

Nos cerveaux sont mauvais pour évaluer les probabilités. On oublie que plus un échantillon est grand, plus les cas atypiques seront nombreux (biais de proportionnalité). Et on craint plus un inconvénient, comme un effet secondaire du vaccin, qu’un gain en immunité. En d’autres mots, la peur de perdre est plus forte que le désir de gagner (biais d’aversion au risque). À cela s’ajoutent les biais d’ancrage et de confirmation. Puisque les médias parlent de thrombose, cela devient le sujet du jour, et le public cherchera sur l’internet les infos qui confirmeront leurs craintes. D’ailleurs, on parle peu des endroits comme le Royaume-Uni qui continuent de donner le vaccin…

Les politiciens n’aident pas non plus, constate Ève Dubé, anthropologue de la santé et chercheuse au CHU de Québec–Université Laval. « On l’a vu en France avec l’hépatite et au Japon avec le VPH. Chaque fois que des dirigeants ont voulu rassurer la population en suspendant un vaccin, ils ont aggravé la peur. »

Je ne veux pas juger les gens inquiets. Face à la COVID-19, nous avons un certain contrôle — porter un masque et garder ses distances prévient l’infection. Tandis qu’avec un vaccin, on doit s’en remettre aux autorités.

Mais c’est justement pour cela que les médecins restent très vigilants, assure le DBrousseau. « On ne banalise rien. Notre Comité sur l’immunisation fait un suivi constant de ce qui se passe ici et ailleurs. »

Si les données changent, ils réviseront vite leur décision. Sauf que pour l’instant, ces preuves n’existent pas.

Les inquiets ont la tâche facile. Il est plus simple de faire croire à un danger que de démontrer qu’il n’existe pas. Or, à un certain niveau, le scepticisme devient moins une vertu qu’un désordre qui paralyse.

L’absence de preuve d’un risque ne constitue pas la preuve définitive qu’il n’y aura jamais de problème, mais une telle exigence est déraisonnable. C’est une version extrême du principe de précaution, qui camoufle le péril très réel de ne pas recevoir le vaccin.

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Les avis de la Santé publique sur le confinement sont à cheval entre la politique et la science. Ils dépendent de principes et d’hypothèses difficiles à évaluer. Par exemple, le fait de fermer les bars incitera-t-il les gens à fêter en cachette chez eux ? Et quelle valeur accorder à la liberté de se déplacer ? Il ne s’agit pas d’une froide science.

Par contre, c’est le cas avec les vaccins. Les expériences sont menées avec des groupes contrôles. Et le vaccin d’AstraZeneca est d’une « efficacité comparable » à celles des vaccins de Pfizer et de Moderna pour prévenir les morts et les hospitalisations, explique le DBrousseau.

Vrai, il l’est un peu moins pour les symptômes légers de la COVID-19, comme la toux et la fièvre. Mais il a par contre un énorme avantage : il se déplace et se conserve facilement, ce qui permet de l’administrer au domicile des gens à mobilité réduite.

Pour l’instant, les Québécois gardent leur calme. Au ministère de la Santé et des Services sociaux, on estime que de 1 à 2 % des personnes ayant un rendez-vous refusent le vaccin quand elles apprennent que ce sera celui d’AstraZeneca.

Heureusement, MM. Legault et Trudeau n’alimentent pas ce cercle vicieux de la peur. Ils ne connaissent rien à l’immunologie, alors ils s’en remettent à leurs experts.

Et pour cela, on les remercie.