Aller manger en groupe à la cabane est une tradition du temps des sucres. Mais la pandémie a heurté de plein fouet cette petite industrie. Une cabane à sucre sur cinq a fermé depuis l’apparition du virus. Et d’autres pourraient suivre.

(Saint-Joseph-de-Beauce) Une petite cabane en bois, avec une cuisine qui semble figée dans le temps, nichée en haut d’une colline avec une vue donnant sur la campagne beauceronne.

La cabane à sucre Bertrand Giguère reçoit des clients depuis 40 ans. Les « crêpes soufflées » sont sa spécialité. Géraldine Gagné, 82 ans, prépare à la main ses « oreilles de crisse », qu’elle appelle pudiquement des « grillades ». Parfois, Bertrand Giguère, 83 ans, sort l’accordéon.

Les gens aiment se rassembler autour de l’évaporateur, où se déverse l’eau d’érable des 1100 entailles. Ils jasent là comme d’autres autour d’une machine à café.

Mais cette jolie cabane à sucre a peut-être accueilli ses derniers clients au printemps 2019. Ce n’était pas prévu ainsi. Mais la pandémie est arrivée. La saison 2020 a été annulée avant même de commencer.

Comme plusieurs propriétaires de cabanes en zone orange, ils ont choisi de ne pas ouvrir cette année. Ç’aurait été trop compliqué et peut-être même ruineux avec le peu de clients permis pour respecter les règles de distanciation.

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Géraldine Gagné et Bertrand Giguère, dans la cuisine de leur cabane à sucre

La pandémie nous a décidés à arrêter. L’âge est là. On s’est dit : c’est peut-être ça qui va nous faire arrêter, sans ça, on n’arrêtera jamais !

Géraldine Gagné, copropriétaire de la cabane à sucre Bertrand Giguère

Leurs enfants vont probablement continuer d’entailler les érables et de faire le sirop. Mais vont-ils encore servir des repas et étaler la tire d’érable ?

« C’est dans le camp des enfants, s’ils veulent continuer. J’ai une fille qui est intéressée, un autre garçon aussi, lâche Mme Gagné. Ils vont peut-être repartir ça. À voir. »

L’Italie sans vignobles

Le Québec comptait, avant la pandémie, environ 240 cabanes à sucre qui offrent aux clients des repas et produisent dans la presque totalité des cas leur propre sirop.

Il faut les distinguer des quelque 7500 cabanes qui produisent du sirop, mais n’offrent pas de service de restauration. Celles-ci vont plutôt bien. Ces producteurs ont même connu une année record en 2020.

La situation des cabanes où aiment se rassembler amis et familles au printemps est beaucoup moins rose.

Leur nombre est passé de 241 avant la pandémie, en 2019, à seulement 140 cette année. Ces chiffres désastreux représentent le nombre de permis de restauration délivrés à des cabanes à sucre.

Ces 100 cabanes qui ont décidé de ne pas renouveler leur permis pourraient toutefois choisir de le reprendre avec le retour à la normale. Mais la nouvelle Association des salles de réception et érablières du Québec (ASEQC) craint que certaines ne rouvrent jamais.

« Sur les 200, il y en une quarantaine qui ont mis la clé sous la porte depuis le début de la pandémie. C’est énorme », s’alarme Stéphanie Laurin, présidente de l’ASEQC et copropriétaire du Chalet des Érables, à Sainte-Anne-des-Plaines.

Selon elle, plusieurs cabanes sont à vendre et seront rachetées par des producteurs acéricoles. « Les salles à manger seront transformées en lieu de transformation ou d’entreposage », se désole Mme Laurin.

Les cabanes profitent de droits acquis qui leur permettent d’opérer sur des terres agricoles. Or, ces droits acquis se perdent avec les années s’ils ne sont pas utilisés, note Mme Laurin. Il y a risque, selon elle, d’un « point de non-retour ».

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L’eau d’érable est recueillie grâce à un système de tubulures (tuyaux) qui serpente et parcourt l’érablière, reliant tous les arbres.

Après une saison 2020 annulée, celle de 2021 s’annonce aussi très difficile. Les cabanes en zone rouge ne pourront pas accueillir de clients. Celles en zone orange devront se conformer à des règles strictes qui mettent en jeu leur rentabilité.

Pour permettre à des propriétaires de garder la tête hors de l’eau, l’Association vient de lancer l’initiative Ma Cabane à la maison. Mme Laurin a senti une « vague d’amour » des Québécois. Les clients ont déjà passé plus de 40 000 commandes pour ces boîtes-repas à consommer à la maison.

« Le but, c’est de sauver le plus de cabanes à sucre au Québec », dit-elle, en admettant du même souffle que les revenus ne seront certainement pas comparables à ceux d’une année normale pour la plupart de ses membres.

La pandémie aura donc signé l’arrêt de mort d’une quarantaine de cabanes à sucre. Mais leur nombre diminuait déjà avant la COVID-19, note l’Association.

Il y a une extinction qui se passe sous nos yeux et là c’est amplifié par la pandémie.

Stéphanie Laurin, présidente de l’Association des salles de réception et érablières du Québec (ASEQC) et copropriétaire du Chalet des Érables

Mme Laurin aimerait que s’entame une importante réflexion sur la manière de préserver ce patrimoine.

« Ce serait comme dire qu’en Italie, il n’y a plus de vignobles. Ce serait inacceptable, lâche-t-elle. La pandémie nous a ouvert les yeux au Québec sur la richesse que nous apportent les cabanes à sucre. »

Le Conseil québécois du patrimoine vivant a d’ailleurs demandé en 2015 à la ministre de la Culture de l’époque, Hélène David, de reconnaître le temps des sucres comme patrimoine immatériel du Québec.

« On est en attente depuis cinq ans », note le directeur général du Conseil québécois du patrimoine vivant, Antoine Gauthier. « L’idée, c’est de réfléchir sur ce qu’on veut pour l’avenir des cabanes à sucre, l’avenir des traditions du temps des sucres », dit-il.

En quête de relève

Le lent déclin du nombre de cabanes à sucre se constate dans les campagnes. À Saint-Joseph-de-Beauce, il y a déjà eu quatre cabanes qui servaient des repas, remarque Géraldine Gagné. La sienne était la dernière du village.

« Il y en a plus tellement en Beauce, des grosses cabanes. Elles ont fermé tranquillement. Il y a de plus en plus de règlements, de permis », dit-elle. Les difficultés de cette petite industrie s’expliquent selon elle en partie par la multiplication des exigences administratives.

  • Robert Lessard, propriétaire de la cabane à sucre Chez Aurélien Lessard, fondée par son père en 1991

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    Robert Lessard, propriétaire de la cabane à sucre Chez Aurélien Lessard, fondée par son père en 1991

  • Les traditions et l’histoire familiale tiennent une place centrale à la cabane à sucre Chez Aurélien Lessard.

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    Les traditions et l’histoire familiale tiennent une place centrale à la cabane à sucre Chez Aurélien Lessard.

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Le manque de relève est aussi en cause. À Saint-Georges-de-Beauce, Robert Lessard cherche à vendre sa cabane.

Ouverte par son père en 1991, la cabane à sucre Chez Aurélien Lessard est une gardienne des traditions. « On fait tout à l’ancienne. Mon père faisait comme ça », dit-il. Les érables sont entaillés à la chaudière. L’eau d’érable est récoltée en voiture tirée par un cheval ou un tracteur.

Il y en a plusieurs qui ont fermé à cause de la vieillesse et du manque de relève. Moi, je suis à vendre, car je n’ai pas d’enfants, je n’ai pas de relève.

Robert Lessard, propriétaire de la cabane à sucre Chez Aurélien Lessard

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Robert Lessard en est à son 30printemps à la tête de la cabane à sucre familiale, peut-être son dernier.

L’homme de 59 ans avait trouvé un acheteur, mais la pandémie est arrivée. La transaction est en suspens.

Il espère pouvoir ouvrir cette année, mais n’en est pas certain. La cabane est traditionnellement un lieu de grands rassemblements. Il se demande si les gens accepteront de venir en petits groupes comme l’exigent les règles.

« C’est sûr que ce ne sera pas rentable comme une année normale. Mais si j’ai assez de réservations, j’ouvre le 20 mars », dit-il.

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Même s’il ne pourra remplir sa salle à manger, en raison des règles sanitaires en vigueur, Robert Lessard compte bien ouvrir pour le temps des sucres si la demande y est.

En attendant, comme d’autres, il a dû « fouiller dans le bas de laine, dans le fonds de retraite » pour faire face à la pandémie. « C’est mon 30printemps. Je ne pensais pas finir ma carrière de même. »

Malgré les derniers mois difficiles, il reste optimiste. La cabane à sucre va revenir encore plus forte en 2022, croit-il. Les gens vont vouloir se rassembler de nouveau pour vivre la tradition du temps des sucres. Lui, ou les éventuels repreneurs, seront prêts à recevoir les clients.

À la cabane à sucre Bertrand Giguère, le printemps 2022 reste incertain. Les enfants pourraient décider de poursuivre la tradition et d’accueillir des clients.

Ou ils pourraient choisir de fermer la cabane au public et de continuer de produire du sirop. Si un tel scénario se réalise, Saint-Joseph-de-Beauce perdrait sa dernière cabane à sucre avec repas.

Dans tous les cas, c’est certain que Bertrand et Géraldine vont encore mettre la main à la pâte. Imaginent-ils rester à la maison tout le temps des sucres ?

« Jamais de la vie ! répond Mme Gagné du tac au tac. Je vais être la première ici. Tant que j’aurai l’énergie. »