Amnistie internationale demande au gouvernement de « faire la lumière » sur le rôle joué par la Gendarmerie royale du Canada (GRC) et le Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) dans les déboires de Mohamedou Ould Slahi en relevant que son cas présente « malheureusement » des similitudes avec celui de Maher Arar et d’autres musulmans canadiens maltraités par le passé sur la base d’allégations non fondées.

Dans une lettre envoyée fin février à Ottawa, les dirigeantes des sections francophone et anglophone de l’organisation au pays, France-Isabelle Langlois et Ketty Nivyabandi, se disent « préoccupées » par les allégations formulées contre les forces de l’ordre canadiennes par le ressortissant mauritanien de 50 ans, qui a brièvement vécu à Montréal à la fin des années 1990 après avoir obtenu le statut de résident permanent.

Peu après son arrivée, il a été interrogé et placé sous surveillance – mais jamais arrêté – parce qu’il était soupçonné par les autorités d’avoir joué un rôle dans un projet avorté d’attentat visant l’aéroport international de Los Angeles.

Après être rentré en Mauritanie en janvier 2000, il a été appréhendé à la demande des États-Unis, puis il a été envoyé en 2002 à la prison de Guantánamo, où il a été détenu pendant 14 ans et torturé avant d’être relâché en 2016 sans avoir été accusé.

Informations trompeuses

Dans la lettre envoyée au premier ministre Justin Trudeau et aux ministres des Affaires étrangères et de la Sécurité publique, Mmes Langlois et Nivyabandi relèvent notamment que la version des faits présentée par M. Slahi en entrevue avec La Presse en janvier dernier suggère que des informations trompeuses à son sujet ont été partagées avec les États-Unis « sans vérification », alors que les risques de torture « étaient bien réels », et que ces informations ont fréquemment été évoquées par la suite par ses geôliers américains.

« Pour assurer justice, vérité et réparation dans ce dossier, nous vous invitons à poursuivre des enquêtes pour déterminer le rôle des autorités canadiennes », écrivent au gouvernement Mme Langlois et son homologue anglophone, qui s’alarment du fait qu’il existe plusieurs précédents suggérant qu’une dérive sécuritaire a bel et bien pu survenir.

Des commissions d’enquête ont démontré que M. Arar, un ingénieur canadien enlevé en 2002 par les États-Unis et torturé en Syrie, ainsi que trois autres ressortissants canadiens ont subi de la torture à l’étranger durant cette période après avoir été injustement soupçonnés par les forces de l’ordre d’appartenir à des organisations terroristes.

Dans le cas de M. Slahi, il paraît important de déterminer « s’il y a eu une complicité directe ou indirecte du Canada » dans le processus ayant mené à sa détention à Guantánamo et à la torture qu’il a subie, commente en entrevue Mme Langlois, qui juge inquiétant le « silence » des autorités.

« Il n’y a pas de grande reddition de comptes, pas de grande transparence », souligne Mme Langlois.

La GRC et le SCRS ont refusé de commenter jusqu’à maintenant les allégations du ressortissant mauritanien et de préciser la nature des informations partagées avec les autorités américaines.

Des soupçons avant son arrivée au Canada

Ward Elcock, un ex-dirigeant du SCRS qui chapeautait l’organisation au moment où Mohamedou Ould Slahi vivait au Canada, a assuré à La Presse récemment que ses agents avaient eu de bonnes raisons de s’intéresser à M. Slahi et n’avaient « rien à se reprocher » à son égard.

Il a dit douter de l’innocence de M. Slahi, alors que des spécialistes en contre-terrorisme américains ayant enquêté longuement à son sujet à l’époque où il était détenu à Guantánamo le blanchissent.

L’ex-prisonnier, qui a inspiré un film de fiction intitulé Le Mauritanien, avait déjà suscité des soupçons avant son arrivée au Canada, notamment parce qu’il s’était rendu brièvement en Afghanistan au début des années 1990 pour se battre avec les moudjahidines contre le régime prorusse. Un appel reçu d’un cousin mauritanien devenu proche conseiller d’Oussama ben Laden durant cette période a aussi attiré l’attention des services de renseignements.

Amira Elghawaby, une militante des droits de la personne établie à Ottawa qui suit de près le dossier de M. Slahi, pense que le « manque de transparence » de la GRC et du SCRS justifie l’ouverture d’une enquête indépendante à son sujet.

Sa portée devrait être élargie, dit-elle, en vue de déterminer si les mécanismes mis en place au cours des dernières années pour mieux encadrer le partage d’informations potentiellement sensibles entre les forces de l’ordre canadiennes et les services étrangers fonctionnent et permettent bel et bien d’éviter des dérives comme celles qui étaient survenues dans le cas de Maher Arar.

« Les Canadiens doivent être pleinement convaincus que les agents qui font enquête dans ce type de dossier agissent d’une manière respectueuse des droits de la personne et ne sont pas simplement engagés dans une partie de pêche », souligne Mme Elghawaby.

Une porte-parole du ministre de la Sécurité publique, Bill Blair, a indiqué jeudi que le gouvernement étudiait le dossier de M. Slahi et la demande d’enquête d’Amnistie internationale, mais n’était pas encore en mesure de fournir des commentaires à ce sujet.