Erin O’Toole ne veut pas d’élections ce printemps. Attendez la fin de la pandémie, demande-t-il au gouvernement Trudeau.

Bien dit. En effet, le Canada n’a pas grand-chose à gagner à se relancer en campagne avant la fin de la vaccination.

Mais pourquoi le chef conservateur s’entête-t-il à donner des munitions au gouvernement Trudeau pour dissoudre le Parlement ? Pourquoi ralentir l’étude de tant de projets de loi ?

PHOTO ADRIAN WYLD, LA PRESSE CANADIENNE

Erin O’Toole, chef du Parti conservateur du Canada

Quand les libéraux déplorent le « blocage conservateur », ils sourient à s’en décrocher la mâchoire. S’ils étaient les seuls à s’en plaindre, il faudrait rester très sceptiques. Mais ce n’est pas le cas.

Tant le Bloc québécois que le Nouveau Parti démocratique (NPD) ont interpellé le Parti conservateur cette semaine. Pour lui dire : réalisez-vous qu’un fusil est pointé sur vos pieds et que c’est votre doigt qui tient la gâchette ?

Le gouvernement libéral espère adopter ce printemps plusieurs projets de loi. Certains, comme celui sur les armes à feu, ont été vivement critiqués et méritent un examen attentif. D’autres, notamment sur le retour des voyageurs, doivent être adoptés rapidement.

Pour l’aide médicale à mourir, Ottawa a jusqu’au 26 mars pour ajuster sa loi et se conformer au jugement de la Cour supérieure. Or, ça n’avance pas.

Le Bloc a eu la sagesse d’offrir son appui pour voter une motion de clôture qui terminerait les débats et forcerait un vote.

Dans le cas d’autres projets de loi, c’est le NPD qui collabore avec le gouvernement. Le parti de gauche veut ajouter des heures en soirée pour accélérer l’étude du projet de loi visant à créer une Journée nationale de la vérité et de la réconciliation. Mais contrairement à la motion de clôture, le changement d’horaire requiert l’unanimité, et les conservateurs refusent.

D’où le message des bloquistes et des néo-démocrates aux conservateurs : aidez-nous à vous aider.

J’insiste, les conservateurs font leur travail en critiquant les projets de loi, et le gouvernement a des outils pour écourter les débats. Mais ce travail devrait pouvoir se faire dans un délai raisonnable.

Sinon, M. Trudeau pourra dire aux Canadiens qu’il a besoin, comme Jean Charest en 2008, d’avoir les deux mains sur le volant…

***

M. O’Toole est rationnel. Il doit avoir ses raisons. Mais j’essaie de comprendre sa stratégie, et je n’y arrive pas.

Des élections ce printemps seraient risquées pour lui.

Quand il est devenu chef, en août dernier, autant de Canadiens avaient une opinion favorable que défavorable à son sujet. Depuis, la balance penche dans le négatif.

Il n’est pas encore bien connu, et la pandémie lui a donné peu de chances de se faire valoir. Mais il semble que pour l’instant, les gens ne sont pas impressionnés.

Les libéraux conservent leur avance dans les sondages, comme le démontre le site Qc125.

> Consultez le site Qc125

M. O’Toole est moins populaire que ne l’était Andrew Scheer au dernier scrutin.

À sa décharge, le travail de chef de l’opposition est ingrat, particulièrement en temps de pandémie. La crise incite les gens à se rallier derrière leur leader. À part en Alberta, tous les chefs de gouvernement ont gagné des appuis.

Et M. O’Toole dirige une coalition. On l’oublie, mais le Parti conservateur réunit des députés hétéroclites — les Bleus québécois, les Red Tories et les conservateurs sociaux.

Stephen Harper maintenait l’unité grâce à sa poigne, mais le contexte l’a aussi aidé. Face à un Parti libéral miné par le scandale des commandites, les conservateurs se savaient aux portes du pouvoir, et cela les disciplinait.

M. O’Toole, lui, gère les attentes déçues. Comment peut-il rester moins populaire que l’inefficace et dépensier gouvernement Trudeau ? se disent ses troupes.

Le problème, c’est que les conservateurs ne s’entendent pas toujours sur les positions à adopter, et qu’en voulant ménager tout le monde, leur chef paraît incohérent. Les militants conservateurs s’impatientent.

Après avoir essayé de rompre avec le ton rageur (son député Pierre Poilievre a perdu son poste de critique en matière de finances), M. O’Toole est embarrassé par une vidéo dans laquelle il propose de relocaliser le bureau de Justin Trudeau dans une toilette portative.

Après avoir flirté avec la droite morale durant la campagne, M. O’Toole lui tourne le dos, en expulsant — avec raison — Derek Sloan, ce député qui appuyait les thérapies de conversion, attaquait la Dre Theresa Tam à cause de ses origines chinoises et emmerdait ses collègues en faisant des appels automatisés à leurs électeurs.

Autant le recentrage est justifié, autant il déstabilise la minorité bruyante de son parti.

M. O’Toole subira un premier test le 19 mars, lors du congrès de son parti. Les associations de circonscription y soumettront leurs propositions au vote, y compris sur l’avortement. La droite morale risque d’être battue une fois de plus, mais il devra trouver une façon de maintenir l’unité à l’interne.

Chez les conservateurs québécois, on se plaint d’un traitement injuste des médias. Quand Justin Trudeau s’oppose à ses militants qui veulent décriminaliser les drogues, on le croit. Alors que quand M. O’Toole tient tête à la frange minoritaire pro-vie de son parti, on doute de sa parole.

Il y a du vrai là-dedans.

Ce printemps, M. O’Toole espère sans doute marquer des points avec le rapport attendu du commissaire à l’éthique sur le scandale WE Charity et la comparution prochaine à Ottawa des membres fondateurs de l’ONG. Il souhaite aussi que le dépôt du budget, probablement à la mi-avril ou à la fin d’avril, lui permette de dénoncer la hausse du déficit et de la dette. Mais plus le temps avance, plus la vaccination progresse, ce qui avantagera les libéraux.

Bien sûr, les choses peuvent vite changer en campagne électorale. Après tout, M. Trudeau était troisième dans les sondages à l’été 2015. Une campagne permettrait enfin à M. O’Toole de défendre ses idées et de confronter son principal adversaire, mais rien ne presse. Des élections ce printemps comporteraient d’énormes risques, pour lui et pour la santé de la population canadienne.

Alors pourquoi M. O’Toole s’obstine-t-il à les rendre un peu plus probables en donnant un prétexte aux libéraux ?