Depuis quatre ans, été comme hiver, Crystal Kelly dort dehors, au centre-ville de Montréal, derrière des restaurants ou dans des immeubles désaffectés, sur des bouts de carton, tentant tant bien que mal de se protéger du froid. Mais jeudi soir, pour la première fois depuis longtemps, elle a passé la nuit dans une chambre d’hôtel, dans un vrai lit.

« Je ne sais pas si je vais être capable de dormir sur un matelas, j’ai tellement perdu l’habitude », blague la petite blonde de 41 ans, peu avant de monter dans un bus qui la conduira, avec d’autres femmes sans-abri, du refuge Chez Doris vers un hôtel montréalais.

Si elle a décidé de faire une pause de la rue, c’est qu’elle a eu une « mauvaise semaine », confie-t-elle : son ex-copain a fait une surdose de drogue et est passé à deux doigts de la mort.

Et le couvre-feu, ne complique-t-il pas la vie des personnes qui vivent dehors comme elle ?

« Il suffit de s’arranger pour ne pas avoir l’air d’un itinérant, de ne pas transporter trop de sacs, et la police nous laisse tranquilles, répond-elle. Et pour dormir, on peut toujours trouver un coin caché. »

Généralement, elle fuit les refuges, dit-elle. Elle n’aime pas côtoyer certaines personnes qui sont bruyantes. Elle craint de se faire voler ses maigres possessions.

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Crystal Kelly

Si tu laisses tes bottes sans surveillance, quelqu’un va partir avec. Je ne fais confiance à personne. Je me sens plus en sécurité dans la rue.

Crystal Kelly, à propos des refuges

Mais jeudi soir, pour trouver du réconfort, un repas chaud et un lit douillet, Crystal Kelly s’est tournée vers la maison Chez Doris, un refuge pour femmes situé dans l’ouest du centre-ville qui offre maintenant des services 24 heures sur 24.

Normalement, Chez Doris est un centre de jour où les femmes sans-abri, pauvres ou ayant des problèmes de santé mentale peuvent faire des activités et recevoir du soutien (repas, paniers alimentaires, vêtements, lessive, aide au budget, accompagnement, etc.).

Mais depuis le 1er décembre, pour répondre à l’augmentation de la demande en hébergement pour femmes sans-abri, l’organisme reçoit les femmes pour la nuit.

D’abord, 34 places étaient offertes chaque soir dans ses locaux – les tables étaient pliées et remplacées par des lits de camp, séparés par des plexiglas, explique la directrice, Marina Boulos-Winton.

Mais à la suite d’un cas de COVID-19 parmi le personnel et de plusieurs éclosions dans des refuges pour sans-abri, on a décidé de loger les femmes à l’hôtel la nuit, pour assurer une plus grande distanciation sociale et réduire les risques sanitaires.

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Devant Chez Doris, les femmes attendent l’autobus.

C’est notamment la Société Makivik, qui représente les Inuits du Québec, qui a demandé à l’organisme d’offrir ce service de nuit, et qui lui a accordé du financement pour le faire, indique Mme Boulos-Winton, qui précise que 20 % de la clientèle est autochtone.

Jeudi soir, 18 h. Une odeur réconfortante flotte dans la salle à manger de Chez Doris. On sert un chili avec du riz. Des femmes discutent, d’autres jouent aux cartes avec leur masque, ou se reposent dans un petit salon au deuxième étage.

Elles attendent la navette qui les transportera à l’hôtel pour y passer la nuit.

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Michelle Bédard, femme trans

On a de vraies chambres individuelles, avec de beaux draps, des serviettes, la télé, le téléphone. C’est beaucoup mieux qu’à l’hôtel Place Dupuis [converti en refuge pour sans-abri], où certaines chambres ont seulement des lits de camp.

Michelle Bédard

Pour Michelle Bédard, qui quête dans la rue et ramasse des canettes pour toucher la consigne, le couvre-feu de 20 h est vraiment un inconvénient. « Parfois, je n’ai pas encore ramassé assez d’argent à 20 h », déplore-t-elle.

Mais au moins, elle profite de son séjour à l’hôtel pour téléphoner à sa mère.

Les femmes qui atterrissent Chez Doris pour demander de l’aide ont vécu bien des traumatismes.

Il y a Tanya Martin, qui s’est fait mettre dehors de chez sa mère, après de multiples querelles. L’an dernier, elle s’est fait opérer à cœur ouvert. Puis, son copain est mort dans ses bras d’une surdose d’héroïne. Depuis, elle a cessé de consommer, assure-t-elle.

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Megan Kasudluak, originaire d’Inukjuak, dans le Nord-du-Québec

Megan Kasudluak, originaire d’Inukjuak, dans le Nord-du-Québec, dit « vivre au bord du gouffre » depuis qu’elle est devenue alcoolique, à son arrivée à Montréal il y a cinq ans. Elle a vécu difficilement la mort de son meilleur ami, assassiné en prison, confie-t-elle.

Quant à Francine Alain, elle était concierge de l’immeuble où elle habitait. Après s’être cassé un bras, ce qui l’a empêchée de travailler, elle a perdu son emploi, ainsi que son logement, à la suite d’une mésentente avec le propriétaire.

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Francine Alain

Une bad luck peut arriver à n’importe qui. On peut tous se retrouver à la rue.

Francine Alain

Mais pour le moment, malgré les coups durs du destin, les femmes se préparent joyeusement à partir à l’hôtel. Elles hissent leurs bagages à bord du Solidaribus, autobus de la Société de transport de Montréal mis à la disposition de la Mission Old Brewery pour transporter des sans-abri vers les refuges.

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Les femmes embarquent dans le Solidaribus qui les transportera vers l’hôtel.

À l’hôtel, tout un étage leur est réservé. Une intervenante passe la nuit sur place, avec une agente de sécurité.

Crystal Kelly se voit attribuer une grande chambre avec deux lits et, luxe ultime, une baignoire. « Je suis fatiguée, mais je vais quand même regarder la télé. Ça fait tellement longtemps que je n’ai rien regardé, je ne connais plus aucune émission ! », lance-t-elle avant de fermer la porte.