Des forces policières utiliseraient une nouvelle technologie d’une filiale d’une entreprise qui a pignon sur rue à Montréal pour des opérations de traçage et de localisation de téléphones cellulaires. Des groupes de défense de la vie privée appellent à plus de transparence.

La filiale d’un fabricant montréalais d’équipement de télécommunications est en train d’accaparer discrètement le marché de la surveillance des téléphones cellulaires à des fins policières. Son dispositif de nouvelle génération, vendu sous le nom de Nyxcell, pourrait remplacer les controversés « Stingray », ces appareils d’espionnage que les policiers canadiens tentent depuis des années de garder secrets.

Ne cherchez pas d’adresse de bureau, de numéro de téléphone ou de nom d’administrateur sur le site web de Nyxcell. La filiale n’affiche nulle part qu’elle est liée à la société montréalaise Octasic inc., dont le siège social est situé rue Rachel, dans le Technopôle Angus.

Ce n’est pas, non plus, sur son site web que vous trouverez son catalogue de produits. Sur le site de la National Industrial Defense Association, dont elle est membre, Nyxcell se contente de dire qu’elle fournit des « solutions hautement spécialisées » utilisant les technologies cellulaires pour « les forces de l’ordre, la sécurité intérieure et les déploiements militaires ».

Octasic a poliment, mais catégoriquement refusé de répondre aux questions de La Presse au sujet de Nyxcell et de sa technologie de surveillance. « Nous n’accordons pas d’entrevues au sujet de nos différentes technologies ou à propos de nos différents clients », s’est contentée d’affirmer l’entreprise dans un courriel non signé. Au téléphone, une préposée d’Octasic a dit qu’elle n’était même pas en mesure de nous donner le nom d’un responsable de Nyxcell.

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

Édifice qui abrite les bureaux d’Octasic inc., la société montréalaise dont le siège social est situé rue Rachel, dans le Technopôle Angus

« Opérations de traçage »

De récents appels de soumissions faits par des corps policiers américains sont cependant sans équivoque. Les dispositifs de Nyxcell sont utilisés par les enquêteurs pour « mener des opérations de traçage de téléphones cellulaires » et permettent de « localiser des appareils cellulaires à l’intérieur de structures multi-unités comme des complexes d’appartements ou des hôtels », indique un bordereau de justification provenant du département de police du comté de Miami-Dade, obtenu grâce à la loi sur l’accès à l’information par le Center for Human Rights and Privacy.

La technologie, vendue entre 600 000 $ et 700 000 $ l’unité, a notamment été acquise en Floride, en Californie et en Caroline du Sud pour remplacer les appareils Stingray, devenus désuets.

Gros comme une valise, ces dispositifs de surveillance sont typiquement munis d’antennes qui simulent le signal des tours cellulaires des fournisseurs de téléphonie. Le téléphone des individus faisant l’objet d’une enquête s’y branche en se faisant leurrer par le faux signal cellulaire, ce qui permet aux policiers d’intercepter des informations d’intérêt pour leur enquête. Mais dans les secteurs plus densément peuplés, ils peuvent théoriquement aussi leurrer au passage les téléphones d’utilisateurs innocents, dont ils captent également les données.

PHOTO OBTENUE PAR LE CENTER FOR HUMAN RIGHTS AND PRIVACY

Le Nyxcell v800

Aussi appelés « capteurs d’IMSI », ces appareils d’interception de signaux cellulaires sont depuis longtemps dans la ligne de mire de groupes de défense du droit à la vie privée.

Au Canada, il n’y a aucun cadre législatif qui gouverne leur utilisation.

Evan Light, chercheur et spécialiste des questions de surveillance au campus Glendon de l’Université York

« Dans la plupart des cas, les individus dont les signaux sont interceptés n’en sont jamais informés. Ça se fait de façon très secrète, très souvent sans mandat, ce qui est contraire aux dispositions qui protègent contre les fouilles abusives », indique Mike Katz-Lacabe, du Center for Human Rights and Privacy.

Nouvelle génération

Un brevet accordé à Octasic en octobre dernier suggère d’ailleurs que son dispositif permet d’aller encore plus loin que les Stingray et les autres appareils semblables de la génération précédente. Grâce à un système composé de quatre antennes montées sur le toit d’un véhicule, sa technologie permet de localiser l’endroit exact où se trouve l’utilisateur d’un téléphone cellulaire muni des nouvelles technologies LTE et 5G, même dans des milieux urbains, ce que ses prédécesseurs ne pouvaient pas faire.

« Ce n’est pas clair si l’appareil peut intercepter des conversations ou des données, affirme le spécialiste en cybersécurité Jean Loup Le Roux, qui s’est rapidement penché sur le document à la demande de La Presse. Ce qui est décrit dans le brevet laisse croire qu’ils peuvent localiser une personne à quelques mètres de précision. Ça décuple les capacités de surveillance. »

En 2017, la Gendarmerie royale du Canada a admis du bout des lèvres qu’elle utilise des capteurs d’IMSI de première génération, soutenant le faire de façon « entièrement conforme » aux lois en vigueur, « sauf dans les cas extrêmement urgents (c’est-à-dire où il y a risque imminent de blessure ou de mort) ».

Le Service de police de la Ville de Montréal, évoquant le secret des techniques d’enquête, refuse pour sa part de confirmer ou même d’infirmer si elle possède de la documentation au sujet de ces appareils. L’avocat montréalais Mark Phillips, qui mène un combat judiciaire pour forcer le corps policier montréalais à plus de transparence, souhaite qu’un débat public soit fait à ce sujet.

Il y a une panoplie de nouvelles technologies semblables utilisées par les policiers à des fins d’enquête qui semblent aller à l’encontre des droits fondamentaux prévus par les Chartes. Or, c’est à la population, et pas aux policiers, que revient la responsabilité d’établir les balises entourant l’utilisation de ces appareils.

Mark Phillips, avocat montréalais

En 2017, l’émission Enquête de Radio-Canada avait révélé que des capteurs d’IMSI sont aussi utilisés illicitement, probablement à des fins d’espionnage, dans la région d’Ottawa ainsi que dans certains aéroports.

Pour l’heure, aucun document public n’indique que les produits de Nyxcell ont été acquis par des corps de police canadiens. Le distributeur exclusif de la technologie aux États-Unis, Tactical Support Equipment, a cependant conclu par le passé des contrats pour fournir des équipements de surveillance vidéo et de radiodiffusion à la Défense nationale, selon des documents d’appels d’offres consultés par La Presse. Selon le chercheur Evan Light, les achats de ce type d’équipement passent souvent par la Défense nationale. « J’essaie de voir s’il y a un transfert de ces technologies entre la Défense nationale et les corps policiers », dit-il.

« Malheureusement, tous ces contrats sont toujours très secrets, constate M. Light. Les élus mettent souvent l’accent sur le fait que la police doit obtenir des mandats pour les utiliser. Mais le fait est que les policiers peuvent s’en servir n’importe quand, même sans mandat, parce que ça ne laisse pas de traces », soutient-il.