Vous vivez en couple. Deux enfants. Deux emplois stables. Aucun souci financier. Après avoir acheté une nouvelle voiture, vous cherchez à contracter une assurance auto.

Désolé, vous répond le courtier, mais votre code postal pose problème. Si vous déménagez d’un petit kilomètre, cependant, nous nous ferons un plaisir de vous servir…

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

« Depuis qu’ils ont emménagé à Odanak, Suzie O’Bomsawin et son conjoint ingénieur ont toutes les misères du monde à trouver un assureur. Ils n’avaient jamais eu ce problème ailleurs. Et ce n’est pas comme si la communauté était à feu et à sang. Quand avez-vous entendu parler pour la dernière fois d’Odanak ? », écrit notre chroniqueuse.

Inconcevable ? C’est pourtant ce qui se passe dans plusieurs réserves autochtones de la province, révèle ce vendredi une enquête menée par Gabrielle Duchaine et son équipe.

Leurs conclusions sont choquantes. Des entreprises d’assurance refusent d’offrir systématiquement des soumissions dans des réserves. Elles le font pourtant sans problème dans les villages voisins.

Appelez iA Groupe financier pour faire assurer votre maison de Mashteuiatsh, par exemple, et on vous répondra qu’il n’y a pas de fournisseur au Lac–Saint-Jean.

Appelez la même entreprise afin de contracter une assurance pour votre maison de Saint-Prime, juste à côté de la réserve, et on s’empressera de vous offrir une couverture.

Même histoire pour Kahnawake et Châteauguay.

Et pour Listuguj et Pointe-à-la-Croix.

Un autochtone s’est carrément fait signifier par écrit par une courtière en assurances qu’il vivait « dans un secteur prohibé des assureurs ».

Un autre s’est fait répondre au bout du fil qu’on n’assurait pas à Odanak, réserve abénaquise située près de Sorel-Tracy. Pas de chance pour la firme, il s’agissait de l’ancien député péquiste Alexis Wawanoloath…

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L’ex-politicien a porté plainte auprès de la Commission des droits de la personne. Les pratiques des assureurs, estime-t-il, s’apparentent à celles des banques qui ont longtemps refusé des prêts hypothécaires aux habitants des quartiers noirs des grandes villes américaines – peu importent leurs moyens financiers.

Avant qu’elle ne devienne illégale, en 1968, cette pratique était appelée redlining, parce que les banques délimitaient au crayon rouge, sur les plans d’urbanisme, les zones dans lesquelles il leur fallait éviter d’investir.

La comparaison a évidemment ses limites. Pendant des décennies, le redlining a été pratiqué en toute connaissance de cause par des entreprises privées pour maintenir la ségrégation raciale aux États-Unis.

C’est différent de l’affaire qui nous occupe. Reste que le refus d’assurer les habitants des réserves, sans même prendre le temps d’analyser leur dossier, semble pour le moins discriminatoire.

Appelées à réagir, les firmes d’assurance ont souligné n’avoir aucune politique excluant d’emblée un secteur géographique en fonction de sa population.

On l’espère bien. Une politique aussi clairement discriminatoire serait indéfendable devant un tribunal.

Les assureurs prétendent que ça n’a rien à voir avec la discrimination et tout avec la gestion de risques. « Un assureur peut choisir d’assurer ou non un risque en se basant sur des critères objectifs », comme des sols friables, le type de construction et l’âge des bâtiments, dit-on chez Promutuel.

Fort bien, mais comment évalue-t-on ces critères objectifs… si on refuse d’emblée une demande provenant d’une réserve ?

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Depuis qu’ils ont emménagé à Odanak, Suzie O’Bomsawin et son conjoint ingénieur ont toutes les misères du monde à trouver un assureur. Ils n’avaient jamais eu ce problème ailleurs. Et ce n’est pas comme si la communauté était à feu et à sang. Quand avez-vous entendu parler pour la dernière fois d’Odanak ?

Aucune firme d’assurance n’a pris pour cible ce couple en particulier. Personne ne s’est levé un matin pour se dire : ceux-là, on ne les assure pas. La discrimination n’est pas nécessairement volontaire. Pourtant, les pratiques des courtiers ont un effet discriminatoire évident pour ce couple, ainsi que pour de nombreux autochtones.

Il y a un terme pour décrire ce phénomène. On commence à bien le connaître : la discrimination systémique.

J’utilise ce terme-là puisque c’est celui qu’a retenu Jacques Viens dans son rapport sur les relations entre les autochtones et certains services publics.

Aussi parce qu’on a un sérieux blocage avec le terme « racisme systémique ». On considère – erronément – qu’il revient à traiter tous les Québécois de racistes.

On se braque. On tourne en rond.

Le gouvernement Legault, qui refuse de faire sienne l’expression « racisme systémique », semble plus enclin à reconnaître la « discrimination systémique » subie par les peuples autochtones. Un débat agite les élus caquistes à ce sujet.

(Re)lisez l’article « Québec ouvert à reconnaître la « discrimination systémique »

Vrai qu’il peut être difficile pour un gouvernement de nier un phénomène largement documenté au fil des 520 pages du rapport Viens.

Ce n’est pas faire le procès des Québécois que de le reconnaître. Ce n’est pas faire le jeu du multiculturalisme à la Trudeau non plus, a souligné l’ancienne ministre péquiste Louise Harel dans Le Devoir, en octobre.

Lisez la lettre d’opinion « Le déni de la discrimination systémique » dans Le Devoir

Dans notre interprétation de l’histoire, nous devons éviter de nous figer dans le seul rôle de l’assiégé, a-t-elle écrit. « Ce n’est pas en plaidant notre état d’infériorisation passé que nous sommes maintenant légitimés de passer outre à notre responsabilité de remédier, dans toute la mesure de nos capacités, à celui des Autochtones vivant sur le même territoire que nous. »

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Il serait injuste d’affirmer que le gouvernement Legault a complètement renoncé à cette responsabilité. Même s’il craint de choquer des oreilles sensibles en prononçant les mots tabous, on ne peut pas dire qu’il se tourne les pouces depuis la mort de Joyce Echaquan, le 28 septembre.

Début décembre, il a limogé le PDG du CISSS de Lanaudière, Daniel Castonguay, qui avait prétendu tout ignorer des pratiques discriminatoires à l’hôpital de Joliette – pratiques qui avaient fait l’objet d’une vingtaine de témoignages accablants devant la commission Viens.

À cela s’ajoutent les 15 millions de dollars annoncés en novembre pour améliorer la « sécurisation culturelle » des autochtones en milieu hospitalier.

Le 4 décembre, Québec a aussi annoncé un programme de 18,6 millions pour accroître le nombre de policiers autochtones. « Un pas de géant » qui permettra « d’offrir des services plus spécialisés » aux communautés, s’est réjoui Shawn Dulude, chef du Service de police mohawk d’Akwesasne.

Correction, donc : on ne tourne pas en rond.

On avance. À petits pas.