Voilà plus de six ans que Michel Sénécal vit dans la rue. Plus de six ans qu’il aimerait en sortir.

Il avait l’espoir d’y être presque arrivé… Jusqu’à ce qu’on lui coupe son chèque d’aide sociale et que la pandémie lui fasse perdre tous ses repères.

Fatigué, usé, le corps endolori, l’homme de 65 ans s’est résigné à se présenter aux urgences du CHUM, un dimanche de novembre.

« Je me grattais. J’avais mal partout. Le matin, j’avais des poussières de gale qui tombaient à mes pieds. J’étais rendu, je ne sais pas trop comment le dire… J’étais dans la même réalité que les personnes itinérantes… Je me suis rendu à ma limite. Je n’étais juste plus capable. »

Il a été hospitalisé. On a bien pris soin de lui.

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« Avez-vous d’autres vêtements ? », a-t-on demandé à Michel Sénécal, qui vit dans la rue depuis six ans et veut en sortir, près qu’il eut enlevé ses vêtements usés à la corde à l’hôpital. Non, il n’en avait pas. On lui en a donné. « C’est pour ça que j’ai l’air d’un monsieur », dit-il, tiré à quatre épingles avec un manteau léger et un pantalon propre.

Depuis le mois de mars, je suis en déprime. Dans une routine de survie. Je n’ai plus d’aide sociale, plus d’adresse, plus de compte bancaire, plus rien. Je n’ai jamais pensé qu’on pouvait se retrouver dans une telle situation au Québec en 2020.

Michel Sénécal, qui vit dans la rue depuis six ans

À l’hôpital, lorsqu’il a enlevé ses chaussures pour la première fois depuis des mois, il a pris la mesure de son piteux état.

« Un préposé avec un uniforme comme un scaphandrier pour aller sur la Lune m’a lavé avec un boyau d’arrosage… »

« Avez-vous d’autres vêtements ? », lui a-t-on demandé après qu’il eut enlevé ses vêtements usés à la corde.

Non, il n’en avait pas. On lui en a donné.

« C’est pour ça que j’ai l’air d’un monsieur », dit-il, tiré à quatre épingles avec un manteau léger et un pantalon propre.

Un monsieur qui a froid, précise-t-il.

Sortir de la rue ? Oui, bien sûr. Mais pour aller où ?

« J’ai perdu confiance dans le système. Ils avaient la clé pour me sortir de la rue. Mais là, en coupant mon aide sociale, c’est comme s’ils ont jeté la clé dans le fleuve. »

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Michel Sénécal et l’intervenante Emelyne Mbonabirama au centre de jour de la Maison des amis du Plateau Mont-Royal, en décembre 2019

J’ai retrouvé Michel jeudi après-midi dans un abribus du boulevard Saint-Joseph, près de la Maison des amis du Plateau Mont-Royal. C’était « son » centre de jour, avant que la pandémie brise davantage une vie déjà brisée. C’est là où il pouvait se mettre à l’abri, déposer ses soucis, jaser avec Emelyne Mbonabirama, l’intervenante devenue sa confidente. C’est là où je l’avais moi-même rencontré pour la première fois, il y a un an.

À quelques jours de Noël, Michel m’avait raconté comment il était tombé, comment il essayait de se relever. Son cœur brisé après la mort de sa mère, avec qui il menait une vie paisible. L’éviction, la rue. L’hiver passé sur le mont Royal, couché sur des planches. La mission qui le tient : honorer sa promesse d’aller enterrer sa mère dans le cimetière de son village natal. Et le plus dur : ni la faim ni le froid, mais cette blessure intérieure pour laquelle il cherchait réparation.

Après la publication de la chronique, une campagne de soutien spontanée s’était organisée. Des lecteurs ont proposé leur aide à Michel. Une lectrice, Linda Sabourin, particulièrement interpellée par son histoire, est allée le rencontrer, avec Emelyne. L’histoire de Michel lui rappelait celle de son oncle Denis, aujourd’hui décédé. Lui aussi, il avait connu la rue. Il s’en était sorti. Et il lui avait appris une chose : il n’y a rien de mal à demander de l’aide.

Un an plus tard, Linda et Emelyne veillent encore sur Michel. Mais la pandémie a compliqué les choses.

Une des priorités est que Michel retrouve les revenus auxquels il a droit. Comme il a 65 ans, il ne peut plus recevoir d’aide sociale. Mais la pension de la Sécurité de la vieillesse, oui.

En octobre, quelque temps après son 65e anniversaire, Michel a donné rendez-vous à Linda, qu’il appelle sa « sœur adoptive », devant le mont Royal. « On a souligné son anniversaire en dessous d’un abribus à la grosse pluie battante. Il n’allait vraiment pas bien. »

Linda espérait le convaincre d’aller au CLSC pour obtenir de l’aide. Mais Michel lui a dit qu’il avait plutôt besoin de sensibilité et d’humanité.

Elle a sorti des muffins et une chandelle. Devant la flamme, Michel a pris quelques secondes pour faire un vœu avant de souffler. Signe que, malgré tout, il avait encore de l’espoir.

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Si Emelyne et Linda s’inquiètent de voir que Michel dort encore dans la rue, elles sont fières du pas de géant qu’il a fait en osant demander de l’aide à l’hôpital.

« Ça lui a pris beaucoup de courage pour s’y rendre », souligne Emelyne.

À l’hôpital, Michel a rencontré Duane Mansveld, intervenant pivot à la Maison du Père. Il lui a proposé de l’accompagner dans ses démarches. D’abord, retrouver ses revenus. Ensuite, trouver un logement subventionné. Dans l’intervalle, il pourrait, si on lui trouve de la place, avoir un lit de répit au Royal Victoria ou dans une chambre à quatre de la Maison du Père.

Michel hésite. Même si on lui dit que beaucoup de gens en situation d’itinérance sont des « monsieurs » comme lui dont on ne pourrait même pas deviner qu’ils sont dans la rue, l’idée de se retrouver dans un dortoir aux côtés de personnes intoxiquées le rend très anxieux. Autant dormir dehors, se dit-il. Ce qui fait craindre le pire à Linda. « J’ai bien peur qu’on le retrouve un jour sans vie dans la rue. »

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PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

« J’ai perdu confiance dans le système. Ils avaient la clé pour me sortir de la rue. Mais là, en coupant mon aide sociale, c’est comme s’ils ont jeté la clé dans le fleuve », illustre Michel, qui vit dans le rue depuis six ans et veut en sortir.

Michel ne s’est pas présenté à son premier rendez-vous à la Maison du Père, après sa sortie de l’hôpital. Duane essaie de voir ce qu’il pourrait faire pour mieux répondre à ses besoins.

« Une grande partie de notre travail, c’est souvent d’attendre que les gens soient prêts », me dit l’intervenant dévoué qui travaille en itinérance depuis près de 30 ans.

« Parce qu’on ne veut pas que l’effort soit un autre échec. On veut que ça marche. »

Parfois, ça finit par marcher. Car s’il est vrai que la pandémie pousse à la rue un nombre croissant de gens et que les besoins sont criants, Duane constate aussi des lueurs d’espoir. « Je n’ai jamais vu autant de logement social disponible pour les gars sans-abri. »

Ces hommes ne sont pas bien différents de vous ou moi. Ils ont les mêmes problèmes. « La seule différence, souvent, c’est juste un filet de sécurité, un réseau social sain qui les soutient. Il s’agit juste de voir en eux le potentiel, de les aider à reconstruire ce réseau, ce filet autour d’eux. De les aider aussi à voir en eux leur propre valeur. »

Les efforts d’Emelyne, de Linda et de tous ceux qui veillent sur Michel sont autant de petites pierres dans l’édifice.

« Quelque chose va être construit là-dessus. On est encore à l’étape de la fondation. On n’est pas encore à la finition ! Il faut juste rester patients. »

Une chambre à soi pour Michel, ce n’est pas un rêve inaccessible.

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Alors que le jour tombait, j’ai souhaité « bon courage » à Michel.

« Je me sens plus fragile qu’il y a un an. J’ai perdu confiance en moi. Mais je veux vivre. »

Je lui ai dit qu’il était certainement plus fort qu’il ne le croyait après tous ces jours en mode survie, en pleine pandémie.

Lui qui a le souci du mot juste, il m’a corrigée.

« Ce n’est pas de la force. C’est de la persistance. »

Des enfants sortaient en riant de l’école.

Michel, habillé en beau « monsieur » persistant, est sorti de l’abribus et a repris sa marche contre le vent.

(RE)LISEZ la chronique « Une confidente pour Noël »