Encore une fois, les infirmières sont victimes des circonstances.

En 2015, c’est en plein resserrement budgétaire qu’elles ont négocié leur convention collective. Maintenant, elles le font alors que les surplus viennent de fondre. Leur rapport de force aussi.

L’automne dernier, à l’aube des négociations, le Québec nageait encore dans l’argent. Le débat consistait à savoir à qui profiterait la manne – François Legault prévenait les syndicats que cet argent ne leur appartenait pas.

Une année plus tard, le Québec est retombé dans le rouge. Afin d’équilibrer le budget d’ici 2025-2026, Québec vise une croissance annuelle des dépenses d’environ 3,5 %. C’est moins que la hausse actuelle des coûts du système en santé, et les besoins vont croître à cause du vieillissement de la population.

Voilà le contexte dans lequel le gouvernement caquiste négocie avec la Fédération interprofessionnelle de la santé (FIQ), qui représente 76 000 infirmières, infirmières auxiliaires, inhalothérapeutes et perfusionnistes.

Il serait pourtant malavisé de ne pas améliorer leurs conditions de travail.

Car s’il y a une chose que la COVID-19 a révélée, c’est l’énorme coût financier et humain des économies faites sur le dos des travailleuses en santé. Tout le réseau en souffre. Y compris nous, les patients.

PHOTO PATRICK SANFAÇON, ARCHIVES LA PRESSE

« Voilà pourquoi la grande demande de la FIQ durant cette négociation est de réduire cette surcharge et de rendre les postes à temps plein plus nombreux et attrayants », écrit Paul Journet.

La semaine dernière, M. Legault s’est dit « prêt à faire des efforts financiers importants » pour « réduire la surcharge de travail ». Le premier ministre reconnaît ainsi cette surcharge tout en laissant entendre qu’elle ne disparaîtra pas complètement.

Bien sûr, il y a des limites à la capacité de payer de l’État, mais le réseau de la santé est complexe. Une économie faite à un endroit peut hausser les coûts ailleurs, et vice-versa.

Par exemple, en 2017-2018, l’État a dû payer aux infirmières 557 millions de dollars en assurance salaire à cause d’un accident ou d’une maladie, comme l’épuisement professionnel. Cette somme constituait une hausse de 34 % en trois ans. Une partie de ces incidents était sans doute évitable.

Cela résulte d’un cercle vicieux. Pour trop d’infirmières, un poste à temps plein constitue un aller simple vers l’épuisement. Beaucoup préfèrent donc travailler à temps partiel. Cela accentue la pénurie, et donc la charge de travail des infirmières en poste. Pour combler les besoins, on leur impose alors des heures supplémentaires obligatoires, ce qui les épuise. Et ainsi de suite.

Cette spirale a été aggravée par la gestion axée sur la mobilité et la flexibilité. Les établissements gèrent les horaires à la dernière minute, en imposant des heures supplémentaires obligatoires pour combler les besoins.

Voilà pourquoi la grande demande de la FIQ durant cette négociation est de réduire cette surcharge et de rendre les postes à temps plein plus nombreux et attrayants.

Les gestionnaires rétorqueront que la rigidité des conventions collectives ainsi qu’une certaine culture de l’affrontement nuisent aussi. Ils donneront l’exemple d’hôpitaux anglophones, où l’organisation du travail serait plus souple. Il est pertinent de le rappeler. Reste que boucher des trous, ce n’est pas valorisant pour une professionnelle des soins.

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Sous le gouvernement précédent, le ministre de la Santé Gaétan Barrette avait lancé des projets de ratios pour plafonner le nombre de patients sous la responsabilité d’une infirmière. Ces projets ont été concluants. À de telles conditions, des infirmières à la retraite ont accepté de retourner au travail.

Ces projets-pilotes se sont terminés en décembre 2019. Depuis la COVID-19, ils sont devenus encore plus nécessaires, car la surcharge de travail continue d’augmenter. Mais ils sont aussi devenus plus compliqués, car des infirmières ont quitté la profession. Selon la FIQ, seulement pour le Centre intégré universitaire de Santé et de Services Sociaux (CIUSSS) de l’Est-de-l’Île-de-Montréal, près de 400 infirmières ont démissionné depuis mars. Or, sans un nombre suffisant d’infirmières, ces ratios n’existeront que sur papier.

En août dernier, le ministre de la Santé, Christian Dubé, a promis de remplacer la gestion de la mobilité par une « gestion de la proximité », avec des infirmières qui travaillent de façon stable dans les mêmes départements, afin d’apprivoiser leur milieu de travail et d’accroître leurs compétences.

Cela correspond aux demandes des infirmières. Mais au final, tout dépendra de l’argent que le gouvernement caquiste sera prêt à injecter.

Tout ne se réglera pas forcément en négociation. Les projets de ratios peuvent faire l’objet d’une entente hors de la convention collective. Et il serait aussi possible de valoriser la profession autrement, en encourageant l’autonomie et la formation des infirmières – contrairement au Québec, la majorité des autres provinces exigent un diplôme universitaire, me rappelle Patricia Bourgault, directrice de l’École des sciences infirmières de l’Université de Sherbrooke.

Fin octobre, la FIQ a bloqué le pont Jacques-Cartier pour se faire entendre. Comme dans toute négociation, il y a une part de théâtre. Certains signaux sont destinés au gouvernement, d’autres sont faits pour consommation interne, afin de garder les membres mobilisées. Dans les faits, les négociations n’ont pas avorté. On ne peut pas dire qu’il y a blocage, mais elles avancent lentement.

Plus le temps passe, plus le rapport de force des infirmières faiblit, et cela n’augure rien de bon. Le Québec n’a pas les moyens de laisser son système de santé se fragiliser encore plus. On en a déjà assez payé le prix.