« Comment se tenir à deux mètres de jeunes se trouvant déjà à des kilomètres de nous ? »

France Labelle, cofondatrice du Refuge des Jeunes de Montréal, s’est posé la question lorsque la pandémie a frappé.

« Ça nous a frappés comme une bombe. Comme tout le monde… »

PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

France Labelle, cofondatrice du Refuge des Jeunes de Montréal, vient de lancer le livre Le Refuge des Jeunes de Montréal. Trente ans en pays d’itinérance ou La douleur de la soie (Hurtubise).

Comme tout le monde, mais pas de la même façon. Parce qu’une bombe en pays d’itinérance, ce pays que France Labelle connaît depuis 30 ans et qu’elle raconte dans un livre qui vient de paraître*, ça fait des dégâts encore plus grands. Déjà fragile, le pays est plus fragilisé que jamais. Plus peuplé aussi.

Les trois premières semaines de la crise étaient comme un tsunami pour le Refuge qui, depuis 1989, vient en aide, chaque année, à près de 600 jeunes hommes sans abri et sert quelque 23 000 repas. Des crises, France Labelle en avait déjà vu. Mais jamais rien de tel.

On était en surnombre, des gens partout. Il n’y avait pas encore de mesures d’urgence qui pouvaient vraiment suppléer. On a commencé à manquer de tout. Le pain, l’eau… Ç’a été un moment très, très intense, de grande incertitude et d’inquiétude.

France Labelle

Comme si ça ne suffisait pas, des policiers ont commencé à distribuer des contraventions à des personnes sans abri pour non-respect des règles de distanciation. Des amendes de 1546 $ pour des jeunes prestataires de l’aide sociale qui reçoivent 740 $ par mois, ça n’avait évidemment aucun sens.

« Les gens sonnaient à notre porte. Ils ne mangeaient pas… »

Il n’était pas question d’abandonner sur le trottoir des jeunes qui, du jour au lendemain, se voyaient privés de leur mode de survie habituel. « Alors on a pris des risques. »

Comme dans toutes les crises, il a fallu s’adapter. Et pour y arriver, France Labelle, psychoéducatrice de formation, remarque qu’elle a eu la chance d’apprendre des meilleurs. « Une des qualités des personnes qui sont sans abri, sans domicile fixe ou en situation d’itinérance, c’est bien le sens de l’adaptation. Ces jeunes-là, plus encore que nous, sont rompus à la crise, sans dramatiser. »

* * *

À l’approche de l’hiver, alors qu’un plan de mesures hivernales en itinérance doit être dévoilé jeudi par le ministre délégué à la Santé et aux Services sociaux, Lionel Carmant, et que la mairesse Valérie Plante a demandé à Québec l’ajout de 400 lits d’urgence pour faire face à l’aggravation des problèmes d’itinérance causée par la crise, France Labelle craint que ce ne soit pas suffisant.

« Il y a des personnes qui ont perdu leur logement, qui ont perdu leur argent. Certaines étaient à un chèque d’aide sociale de la rue. Je m’attends à ce qu’on ait un hiver très, très difficile. »

La cofondatrice du Refuge se désole de devoir répéter la même chose depuis 30 ans. « On dirait qu’on manque de vision. L’hiver, ce n’est pas nouveau ! On en a un chaque année à peu près en même temps ! On le savait que les grands refuges n’y arriveraient pas… On le sait qu’il y a une crise de logement à Montréal. »

La pauvreté, ce n’est pas nouveau non plus. On connaît ses effets dévastateurs. On sait ce que l’on pourrait faire pour éviter d’en arriver là. « Il faut s’occuper de la pauvreté qui peut mener à la rue. Par du logement social abordable, un revenu minimum garanti qui permet de subvenir minimalement à ses besoins… Comment tu veux vivre avec 700 $ par mois ? Un 1 ½ minable, ça coûte 600 $, 700 $ et là, il n’y en a plus ! Si tu ne peux pas te loger, il n’y a pas d’issue autre que de te ramasser dans la rue… »

L’itinérance est rarement « un éclair dans un ciel bleu ». « Si on continue à produire de l’itinérance, on ne s’en sortira jamais. On dit que la pauvreté ne mène pas nécessairement à l’itinérance. Mais l’itinérance, c’est toujours une affaire de pauvreté. »

Même si on le sait, même si on parle sans cesse de prévention, on continue malheureusement à produire de la pauvreté comme si on ne le savait pas, déplore France Labelle. Une façon de faire qui, même en adoptant une logique comptable, ne tient pas la route. Car il en coûte plus cher à l’État de s’occuper des conséquences de la pauvreté extrême que de la prévenir. « L’urgence, en passant par l’hôpital, la prison, etc., ça coûte plus de 100 000 $ par année pour une personne. Une unité de logement social, c’est entre 10 000 $ et 12 000 $ pour du logement social abordable. »

* * *

Lorsqu’elle est tentée par le cynisme ou le découragement, lorsqu’elle sent la colère monter devant des systèmes politiques ou bureaucratiques qui stagnent ou manquent de cohérence, France Labelle se raccroche à ce qui donne un sens à son voyage en pays d’itinérance : les jeunes qu’elle côtoie au quotidien et à qui elle a aussi voulu donner la parole dans son livre dans l’espoir de changer le regard misérabiliste que l’on porte trop souvent sur eux.

« Il y a quelque chose de très, très fort dans le regard qu’on porte sur les autres. » Assez fort pour donner ou enlever de la dignité à quelqu’un.

Elle a offert à tous les jeunes qui ont témoigné dans le livre une allocation en échange de leur participation. Ils ont tous refusé, même s’ils n’ont pas un sou. Un geste de « suprême élégance », qui lui en rappelle tant d’autres dont elle est témoin. « Ils ont la capacité d’offrir si on leur en donne l’occasion. »

En mars, lors du premier week-end de la crise, elle se souvient de ce jeune homme, JB, qui s’est présenté à la porte du Refuge dans un piètre état. Il avait faim. Il était privé de son mode de survie habituel, qui consistait à ramasser des canettes. Alors qu’il était en discussion avec les intervenants du Refuge, il a demandé une cigarette à un passant. Le passant lui a donné celle qu’il venait d’allumer. Quelques minutes plus tard, elle a vu ce même passant revenir sur ses pas et demander à son tour si on pouvait lui donner à manger. « J’ai compris que cet homme qui n’avait rien venait de donner une cigarette à un autre qui n’avait rien lui non plus. L’entraide entre eux, c’est tellement beau de voir ça. »

Derrière les portes du Refuge, et devant aussi parfois, il y a également toute cette beauté, rappelle-t-elle. Quand elle les franchit chaque matin, c’est ce qu’elle voit avant tout. C’est ce qui la tient. Des humains dignes, courageux et inspirants qui, pandémie ou pas, en dépit des promesses brisées au pays de l’itinérance, n’abandonnent pas.

Le Refuge des Jeunes de Montréal. Trente ans en pays d’itinérance, ou La douleur de la soie, de France Labelle. Préface de Manon Massé (Hurtubise).

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