Un pont s’effondre. Puis un deuxième. Puis un troisième… Des gens meurent. Des mères, des pères, des enfants. Certains sont gravement blessés. Des communautés entières sont endeuillées.

Mais que se passe-t-il ? Comment un pays développé comme le nôtre peut-il tolérer pareilles tragédies en série ?

On déclenche une enquête publique. On convoque des experts. On cherche la cause de ces effondrements. Au bout d’une recherche rigoureuse, on en arrive à cette conclusion claire comme de l’eau de roche : le problème est structurel. Il y a un sérieux vice de construction.

Tant que l’on se contentera de colmater les brèches en suivant les mêmes plans, on aura beau rebâtir le pont, il risque encore de s’effondrer.

C’est cette image qui m’est venue en tête en entendant le nouveau ministre des Affaires autochtones, Ian Lafrenière, parler de l’importante mission que lui a confiée le premier ministre : rebâtir les ponts avec les communautés autochtones.

En entrevue à Radio-Canada, mercredi, l’ex-chef des communications du Service de police de la Ville de Montréal réduisait la tragédie de Joyce Echaquan, mère de famille atikamekw morte à l’hôpital de Joliette après y avoir été traitée de façon inhumaine, à un problème de racisme individuel. Pas question pour lui d’en voir la dimension systémique, pourtant largement documentée dans le rapport de la commission Viens.

En dépit des nombreux témoignages qui montrent que l’histoire crève-cœur de Joyce Echaquan n’est malheureusement pas un simple cas isolé, le « système » n’a rien à voir là-dedans, croit-il. « Moi, je suis désolé. C’est des gens qui ont mal agi. On a agi rapidement face à eux. Ils ont perdu leur emploi. De venir enlever cette faute-là en disant que c’est plutôt le système qui les a amenés comme ça, qui est raciste, nous, présentement, on n’est pas là. »

C’est bien là le problème. Le gouvernement Legault veut rebâtir des ponts avec les communautés autochtones. Fort bien. On dispose de nombreux modes d’emploi pour y arriver en évitant les erreurs du passé. Fort bien aussi.

Mais si le ministre chargé du chantier de la réconciliation s’avance avec un simple pinceau et un grand pot de peinture « rose déni » pour camoufler les brèches, à quoi bon ? S’il nie qu’un problème structurel a causé la série d’effondrements et qu’il réduit l’affaire aux erreurs commises par une poignée d’employés congédiés, combien de temps avant un nouvel effondrement ?

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Dans un contexte où les liens de confiance entre les populations autochtones victimes de racisme systémique et les services de police sont particulièrement mis à mal, le fait de confier à un ex-policier la responsabilité de donner suite aux recommandations de la commission Viens – qui a été créée, faut-il le rappeler, à la suite d’allégations d’abus par des policiers à l’endroit de femmes autochtones à Val-d’Or – est déjà perçu par certains comme un flagrant manque de sensibilité. « C’est comme une insulte, une claque au visage », a réagi la directrice générale du Foyer pour femmes autochtones de Montréal, Nakuset.

Et pour cause… Imaginez si, pour donner suite à une enquête sur des francophones qui se font refuser des services dans leur langue et voient leurs droits bafoués, on nommait à Ottawa un ministre unilingue anglophone. Comment réagirait-on ? Aussi bien intentionné ou compétent soit le ministre, sur le plan symbolique, quel message cela enverrait-il ?

Il faudra bien sûr juger le nouveau ministre des Affaires autochtones aux gestes qu’il fera et non à son passé policier. Veiller à ce que les recommandations du rapport Viens ne finissent pas dans la même poubelle que tous les rapports précédents serait un bon début.

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Je cite le commissaire Jacques Viens au moment de rendre public son rapport l’an dernier : « Après 38 semaines d’audiences à Val-d’Or, Montréal, Québec, Uashat mak Mani-Utenam, Mistissini, Kuujjuarapik et Kuujjuaq et quelque 1300 documents déposés en preuve, il me semble impossible de nier la discrimination systémique dont sont victimes les membres des Premières Nations et les Inuits dans leurs relations avec les services publics ayant fait l’objet de l’enquête. »

Puisqu’à l’impossible, nul n’est tenu, il serait temps de sortir du déni collectif.

L’ex-juge Viens donne à l’expression « discrimination systémique » la définition qu’en font les tribunaux. Il parle d’une discrimination « à la fois directe et indirecte, qui a pour caractéristique d’être largement répandue, voire institutionnalisée dans les politiques, les pratiques et les cultures ayant cours ». Il parle d’une discrimination « qui peut entraver le parcours d’un individu tout au long de sa vie et même avoir des effets négatifs sur plusieurs générations ».

Il ajoute : « Si les problèmes ne sont pas tous érigés en système, une certitude se dégage en effet des travaux de la Commission : les structures et les processus en place font montre d’une absence de sensibilité évidente aux réalités sociales, géographiques et culturelles des peuples autochtones. »

C’est de ça qu’il est question lorsqu’on parle de l’importance de reconnaître la dimension « systémique » des injustices subies. Ce n’est pas un problème de mots. C’est un problème de justice. Tant qu’on ne le reconnaîtra pas, tant qu’on se contentera de colmater des brèches de façon superficielle, on répétera les erreurs du passé.