(Seattle) « Ça veut dire quoi, ACAB ? »

Je marche derrière un groupe de manifestants du mouvement Black Lives Matter, dans la nuit de Seattle. Nous sommes mercredi, le soir de l’annonce de la décision pour le moins mitigée concernant les policiers qui ont tué Breonna Taylor. Et pratiquement à chaque carrefour, des personnes vêtues de noir de pied en cap bondissent subrepticement de la foule avec leurs bonbonnes de peinture en aérosol, souvent protégées par des complices qui les cachent avec des parapluies, et elles écrivent ces lettres un peu partout en couleur fluo.

ACAB, ACAB, ACAB.

Sur des vitrines, sur des placards de bois qui bouchent des fenêtres déjà cassées, sur des murs, sur toutes sortes de surfaces qui se tiennent debout.

PHOTO MARIE-CLAUDE LORTIE, LA PRESSE

« ACAB » et « Breonna Taylor » apparaissent sur des vitrines, des placards de bois et des murs à Seattle.

Une journaliste du Seattle Times couvre aussi la manif. Même s’il y a nettement plus de 100 manifestants, c’est la seule personne qui accepte de répondre à mes questions pratico-pratiques.

Les protestataires ne veulent pas être interviewés officiellement.

Deux d’entre eux m’ont même demandé d’arrêter de prendre des images avec mon téléphone. Un autre m’a presque ordonné d’effacer mes vidéos.

Ils ne veulent pas être reconnus. « Tu sais, ils te surveillent toi aussi, ils n’aiment pas non plus les médias. » Un des manifestants à qui je n’ai rien demandé me parle des policiers de la ville, de l’État, et même des fédéraux, qui sont en guerre avec eux, mais ne réussissent pas à faire cesser ces manifestations répétées depuis le 25 mai. Pourtant, les forces de l’ordre n’hésitent pas à sortir leurs méthodes de contrôle les plus musclées, en commençant par les gaz lacrymogènes et le gaz poivré.

« ACAB, ça veut dire All Cops Are Bastards », me dit la journaliste du Seattle Times, avant de repartir. Elle aura un scoop après cette manifestation au cours de laquelle 13 personnes ont été arrêtées et un agent blessé. Un policier a roulé sur la tête d’un manifestant, à vélo, ce qui fera l’objet d’une enquête indépendante.

ACAB, ça veut dire « Tous les flics sont des salauds ».

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Seattle n’est pas aussi abîmée que Portland, dont je vous reparlerai sous peu, après les manifestations qui se répètent sans cesse depuis le 25 mai, mais il y a dans la ville une écœurantite aiguë.

Les gens à qui je parle en ont marre du vandalisme, que l’on constate partout. Rue Pike, les vitrines de l’épicerie Amazon Go sont placardées. Le Starbucks Reserve est aussi couvert de bois, et carrément fermé. Le supermarché Whole Foods sur Broadway ? Ouvert, mais barricadé, avec de petits messages fluo : « Fuck Bezos », du nom du fondateur d'Amazon, propriétaire de la chaîne. « Fuck Amazon. »

Rue Pine, la station de police ressemble à une forteresse, entourée de clôtures de métal et de blocs de béton.

Dans mon Uber qui me conduit à la manif, mon chauffeur, Sergey, originaire d’Azerbaïdjan, m’avait prévenue. « Tout ça ressemble à la fin de l’URSS. Je vous le dis. Ça se sent. Je le sais, j’étais à Moscou… »

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La situation est étrange.

Dans le parc où la manifestation démarre, il y a un campement de sans-abri. Pendant que les leaders du mouvement crient « Black Lives Maaaaatter » et expliquent comment Breonna Taylor est le résultat concret et le symbole d’un abus de pouvoir injustifié dont personne ne peut se sentir à l’abri, un travailleur social distribue des vêtements et de la nourriture et répond aux questions des itinérants. Les deux réalités se côtoient là, comme elles se côtoient à Portland.

PHOTO MARK GRAVES, THE OREGONIAN/ASSOCIATED PRESS

Affrontement entre des manifestants antiracistes et des policiers à Portland, mercredi

Sauf qu’à Seattle, il n’y a pas, en plus, les kiosques à équipements pour manifester comme dans les manifs de Portland. Une table où on va chercher des boucliers, des masques, des autocollants injuriant les policiers. Il y a par contre aussi des observateurs « neutres », de jeunes avocats qui se présentent, à Portland, à l'American Civil Liberties Union, qui ensuite porte plainte lorsqu’il y a violation de droits. À Seattle, il y a aussi une équipe médicale, qui aide les manifestants incommodés par les gaz ou le poivre. À l’époque, quand j’ai commencé en journalisme, il fallait s’asperger d’un mélange d’eau et de lait – oui, j’y ai goûté, ça fait vraiment mal aux yeux –, maintenant on utilise juste de l’eau. D’ailleurs, à Portland, les organisateurs des manifs distribuent des bouteilles avant de commencer à marcher.

Lorsque les manifestants acceptent de parler, sous le couvert de l’anonymat, leur discours est cohérent, engagé.

Ils sont là parce que le progressisme de leur ville ne les satisfait pas. Parce qu’ils veulent plus. Parce qu’ils veulent des engagements plus concrets contre la violence policière, notamment. Parce que les États-Unis ne traitent pas tous leurs citoyens également. Parce que ne pas être de droite ne suffit pas. Il faut être activement de gauche, dans la rue, en train de hurler. D’ailleurs, en marchant, ils enjoignent aux résidants de descendre avec eux.

Mais quand je leur parle des sans-abri qu’ils côtoient sans cesse, que je leur demande ce qu’ils font pour eux, la conversation tourne court. Même chose quand on leur parle des travailleurs migrants, agricoles, payés des salaires de misère sur toute la côte Ouest. Vous en connaissez ?

Leur point de mire est clair : la lutte contre les républicains, contre les Américains de droite. Ils semblent bien plus contre un tas de causes que pour des mesures politiques précises.

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J’avance avec la manif et les policiers arrivent. Des voitures, puis des vélos. Une camionnette leur apporte des boucliers, des casques, des vestes protectrices.

Ils sont prêts pour le pire.

Tout comme les manifestants.

On dirait que d’un côté comme de l’autre, ils se trouvent justifiés d’être là.

Une sorte de tango sur le terrain qui reprend celui qui se joue à l’échelle politique de tout le pays.