J’ai beaucoup de choses à dire sur la controverse entourant le sens de l’humour pour le moins insensible du restaurant d’inspiration asiatique dont on a beaucoup parlé ces derniers jours, le Phò King Bôn.

Mais commençons par le commencement. Je suis critique gastronomique, après tout. Parlons du restaurant lui-même. Je l’ai essayé.

Par un chic mercredi soir de septembre, j’ai en effet mis le cap sur Sainte-Rose, histoire de traverser la rivière des Mille Îles pour m’arrêter aux abords de Rosemère, sur le boulevard Labelle, en face de l’excellente Boucherie Lorrain, là où est installé celui qui prétend être « f… ing bon ».

Le parking était plein, mais le restaurant ne l’était pas.

On a eu facilement une table.

J’y ai essayé quatre plats.

Des rouleaux de printemps sans panache qui avaient la désolante caractéristique de ne pas savoir se tenir et s’effondraient dans mes mains. Une soupe tonkinoise sans les accompagnements nécessaires de menthe, de citron vert, de pousses de soja pour lui donner un peu de vie, au-delà des épices du bouillon. Des dumplings au poireau frits insipides qui ont eu à peu près pour seul mérite de faire en sorte que ma fille me demande ce que ça voulait dire, insipide. Et un plat de tofu qu’on aurait dû demander croustillant, mais qui ne l’était pas, avec des nouilles et une sauce sucrée qui avait, elle, l’heur d’être plutôt savoureuse.

Premier commentaire : ce que dit le jeu de mots douteux qui sert de nom à ce restaurant ne représente pas l’expérience que j’y ai vécue.

On y retourne ? Non.

PHOTO BERNARD BRAULT, LA PRESSE

Le restaurant Phò King Bôn, à Rosemère

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Cela dit, cette visite à Rosemère m’a permis de constater une autre chose. Ce restaurant qui s’inspire de la culture vietnamienne – pendant le repas, on nous a notamment proposé de porter un chapeau traditionnel en échange de « shots » gratuites –, mais qui a ajusté le tir ces derniers jours et parle maintenant plutôt de « fusion », qui a utilisé des mots vietnamiens pour faire des blagues de mauvais goût dans son menu, sans chercher à comprendre si c’était acceptable, est installé directement à côté d’un restaurant vietnamien appelé Chez Lien. Une succursale d’une chaîne bien présente dans les couronnes de la métropole, fondée par des Vietnamiens.

En mangeant mon rouleau qui se défaisait dans mes mains et en regardant l’affiche de Chez Lien par la fenêtre, je me suis demandé : a) si les leurs étaient meilleurs, b) si eux aussi avaient des plantes en plastique et faisaient jouer du Cardi B avec un bar aux lumières de couleur changeante et c) si le nouveau venu n’avait pas un peu couru après le trouble en s’installant carrément à côté d’un restaurant vietnamien aussi établi.

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Sillonner le Québec pendant une bonne partie de l’été m’a rappelé cette réalité que j’avais sagement classée très loin dans mon cerveau : on a vraiment une passion pour les jeux de mots pas toujours heureux quand vient le temps de nommer des commerces.

Vu à Gaspé, un salon de coiffure appelé Mèch’en Look.

Vu à Boucherville, tout près du fleuve : un bar nommé le Bar de l’eau. La pognez-vous ?

Vu aux Îles-de-la-Madeleine, une boutique de front de mer baptisée : Eaux Îles.

La liste est infinie et dépasse largement le classique Ivan des frites, Eggspectation ou Les Cons Servent, nom d’un restaurant défunt.

Le seul et unique jeu de mots qui m’a un jour fait rire, dans une photo, provenait d’une entreprise de Cornwall qui loue des conteneurs à déchets, appelée Call-in-the-Bin. Avouez qu’elle, elle est bonne.

Ce qui ne m’a pas fait rire du tout, par contre, c’est la série de jeux de mots imbibée de stéréotypes culturels mise en place dans le menu, dans le nom du lieu, par les propriétaires du Phò King Bôn.

En plus, le concept est décliné de toutes les façons, un peu partout sur carte. Pho Ké, Pho King Faim, Pho King Deal, Pho Ktup… Et il n’y a pas que ça. Sur le menu – du moins celui qui était en ligne encore mercredi –, on propose du bun thit nuong, un plat classique vietnamien de nouilles de riz froides au porc et aux herbes. Jusque-là, ça va. Mais on tient à expliquer que ça se prononce « bonne tite noune » en français. Donc on ne joue pas seulement avec des stéréotypes et un juron très, très gras en anglais, mais on va encore plus loin dans la vulgarité.

S’il y avait eu juste un de ces calembours douteux, le tout serait peut-être resté sous silence.

Mais il y en avait juste trop pour plusieurs membres de la communauté vietnamienne de la région métropolitaine, qui ont exprimé, avec raison, leur peine et leur colère, depuis l’ouverture du restaurant il y a une dizaine de jours.

Heureusement que les propriétaires se sont depuis excusés auprès de la communauté vietnamienne et qu’ils ont promis de changer les noms des plats et compagnie, dès qu’ils pourront imprimer de nouveaux menus.

L’humour est un plat qui doit être servi avec doigté.

Tous les grands auteurs satiriques l’ont montré à travers les âges : le droit de se moquer d’un sujet ou d’un autre est directement lié à la puissance de cette cible. Trump qui glisse sur une peau de banane, c’est drôle. Le même incident ne l’est pas s’il arrive à un enfant malade qui peine à se déplacer.

À partir du moment où on comprend ça, on comprend que la frontière est trop mince entre, d’un côté, le rire sain de l’autodérision ou de la remise en question du pouvoir et, de l’autre côté, le mépris de la différence pour ne pas tout simplement laisser aux personnes issues d’autres cultures le soin de rire d’elles-mêmes. Elles le font très bien. Et sont très drôles.

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L’autre immense sujet qui touche aussi cette controverse, c’est celui de l’appropriation culturelle. La question : des gens qui ne sont pas vietnamiens devraient-ils cuisiner vietnamien ? Puisque c’est le cas ici. Ce sujet a été mis de l’avant par une controverse récente au sujet du restaurant Mousso et de son menu coréen, puis ridiculisé il y a quelques jours par une vidéo mise en ligne par le chef Charles-Antoine Crête, depuis, heureusement, retirée des réseaux sociaux. Un autre exemple plat de tentative d’humour insensible et à côté de la plaque.

Cela dit, j’ai posé la question récemment à des Montréalais d’origines diverses qui, sérieusement, sans faire les fanfarons, m’ont dit que oui, des non-Vietnamiens ou des non-Coréens peuvent cuisiner des phô ou des bi bim bap, voyons donc, c’est sûr. Mais évidemment, il faut faire preuve à la fois de rigueur pour faire honneur à la cuisine interprétée et d’humilité pour ne pas se prétendre authentique.

L’art, y compris l’art culinaire, se nourrit des métissages, et se bloquer dans des orthodoxies culturelles étanches n’est pas exactement porteur.

Cela dit, il faut aussi être sensible à la propriété du savoir.

Et à la nécessité de l’inclusion.

La moindre des choses, si on entend se nourrir de la culture des autres pour bâtir une entreprise, c’est de tendre la main à des travailleurs, des associés, issus de ces communautés. C’est juste plus éthique, plus juste, plus cohérent. Et ça risque, au bout du compte, de faire un f… ing meilleur restaurant.