De jeunes Québécois vulnérables échouent sur des forums virtuels troublants consacrés à discuter en détail de la meilleure façon de mettre fin à ses jours ou d’écrire une lettre d’adieu.

Ces plateformes se qualifient de « pro-choix » quant au suicide, mais des experts en santé mentale les considèrent plutôt comme « pro-suicide ». Les autorités sont impuissantes devant leur popularité.

Alex Pazienza, jeune Sherbrookois de 21 ans, s’est retrouvé sur l’un de ces forums après s’être buté contre la porte du réseau de la santé, incapable de recevoir l’aide dont il avait besoin, selon au moins deux enquêtes qui ont suivi sa mort. Il vivait avec un trouble du spectre de l’autisme, possiblement un syndrome d’Asperger. Il s’est suicidé en octobre 2018.

« Il ne serait pas passé à l’acte s’il avait eu l’aide dont il avait besoin. […] Les gens sont en détresse et se retrouvent sur ces maudits sites-là », a dit sa mère, Maryel Bousquet, en entrevue avec La Presse.

Elle déplore le manque de soutien virtuel en santé mentale, soulignant que son fils n’était pas à l’aise avec l'idée d’appeler « un inconnu » au téléphone pour parler de ses problèmes. Il s’est tourné vers le forum, croit sa mère, « parce que, eux, ils sont ouverts 24 heures sur 24, eux, ils répondent ».

Le site, « c’est épouvantable », a-t-elle laissé tomber.

Le forum en question a déjà été montré du doigt après le suicide d’une jeune femme de Pennsylvanie, l’an dernier, et celui d’une jeune Britannique en 2018. Toutefois, s’il faut en croire les mots d’adieu qui s’y trouvent, des dizaines d’autres utilisateurs du forum se sont donné la mort après l’avoir fréquenté. La Presse a choisi de ne pas nommer le site en question.

« Un danger réel »

La plateforme dit exister à des « fins pédagogiques » et ne pas prôner le suicide, mais bien le « libre choix » en la matière. Elle regroupe près de 15 000 membres, mais il est possible d’y lire tout le contenu sans s’inscrire. Sous l’onglet « Ressources », on ne trouve pas de l’aide, mais différentes informations qui peuvent aider un individu à se suicider.

« Ça représente un danger réel », a expliqué Louis-Philippe Côté, conseiller scientifique de l’Association québécoise de prévention du suicide (AQPS).

Un site qui vous présente la recette pour se suicider doit assumer les conséquences de son choix de mettre cette information en ligne.

Louis-Philippe Côté, conseiller scientifique de l’Association québécoise de prévention du suicide

Des recherches ont démontré qu’être exposé à des méthodes de suicide avait un effet à la hausse sur le risque de passer à l’acte, a ajouté M. Côté.

La coroner Karine Spénard a enquêté sur la mort d’Alex Pazienza. Elle a été troublée par l’existence d’un tel forum. Le jeune homme « cherchait le dosage du produit qu’il voulait consommer [pour se tuer], et les gens l’aidaient », a-t-elle déploré. Le forum contenait aussi de l’information sur la façon de se procurer la substance.

Maryel Bousquet, mère d’Alex Pazienza, a remué ciel et terre pour tenter d’alerter les autorités quant au forum consulté par son fils avant de mourir.

Le Service de police de Sherbrooke a confirmé à La Presse qu’aucune enquête n’avait eu lieu dans ce dossier. « Ce groupe-là est basé aux États-Unis », a dit la porte-parole Isabelle Gendron. « Nous, en matière de juridiction, on n’avait vraiment pas juridiction. » Mme Bousquet dit ne pas avoir eu plus de chance avec les autres corps de police.

Louis-Philippe Côté, de l’AQPS, a indiqué que les organismes qui luttent contre le suicide employaient une autre stratégie pour lutter contre ces sites dangereux.

« Généralement, ce qu’on essaie de faire, c’est de noyer ces sites-là » sur les moteurs de recherche, a-t-il dit. « La collaboration avec les GAFA [Google, Amazon, Facebook, Apple] est primordiale là-dedans parce que ce sont eux qui ont le pouvoir de faire ça. »

« Destin tragique »

Au-delà du forum fréquenté par son fils avant qu’il ne se suicide, la mère d’Alex Pazienza en veut surtout au réseau de la santé. Celui-ci n’a pas su prendre en charge le jeune homme durant les deux années difficiles ayant précédé sa mort. Alex Pazienza était un garçon brillant, avec d’excellents résultats scolaires, mais souffrait de dépression et avait reçu un diagnostic préliminaire de trouble du spectre de l’autisme juste après qu’il eut atteint sa majorité.

Le jeune homme a été envoyé d’un service à l’autre en Estrie pendant des mois, alors que les listes d’attente pour beaucoup d’entre eux s’échelonnaient sur un an. Au moment de sa mort, son nom figurait sur cinq listes, selon sa mère.

La situation « illustre à mon avis tout à fait le concept des portes tournantes, c’est-à-dire qu’il a été référé d’un service à l’autre sans avoir les soins qui étaient requis par son état de santé », a résumé la coroner Karine Spénard dans son rapport.

Il a formulé de nombreuses demandes d’aide, qui ne se sont pas toutes soldées par des réponses positives. Lorsqu’il a enfin reçu des services, il a été référé à d’autres organismes, qui ont fermé la porte à un suivi, le laissant donc sans soins et dans une situation stagnante, probablement invivable pour lui en raison de la détresse psychologique qu’il éprouvait.

La coroner Karine Spénard, dans son rapport

Maryel Bousquet a porté plainte au Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux (CIUSSS) de l’Estrie dans la foulée de la mort de son fils.

Un rapport du commissaire adjoint aux plaintes de l’organisation, qu’a obtenu La Presse, déplore la « confusion » des interventions du réseau de la santé concernant le jeune homme.

« Votre fils a fait face à la complexité du réseau de la santé, ce qui est déplorable. […] Mon enquête fait ressortir des manquements du CIUSSS de l’Estrie – CHUS envers votre fils quant à ses droits à l’information, aux services, au droit d’être accompagné adéquatement, au droit de participer aux décisions qui le concernent et finalement au droit de recevoir les soins que requiert son état », a conclu le commissaire Pablo Borja.

« Il est essentiel que le destin tragique de votre fils vienne éveiller les différents acteurs impliqués dans la trajectoire des troubles du spectre de l’autisme [chez les] adultes », a-t-il ajouté.

La coroner Karine Spénard a recommandé au CIUSSS de l’Estrie de revoir en profondeur la façon dont il traite les adultes qui vivent avec un trouble du spectre de l’autisme.

« Des démarches sont en cours auprès des équipes concernées afin que ces recommandations soient mises en place dans les meilleurs délais », a fait savoir Geneviève Lemay, porte-parole du CIUSSS.

Besoin d’aide pour vous ou un proche ?

Ligne québécoise de prévention du suicide : 1 866 APPELLE (1 866 277-3553)

> Consultez le site de l’Association québécoise de prévention du suicide