J’ai 17 ans et c’est la Saint-Jean. Le PQ est au pouvoir. On est fiers d’être Québécois. On est fiers d’être fiers.

À partir d’aujourd’hui, demain nous appartient…

Avec des chums, on va célébrer la fête nationale… à Ottawa. À cette époque, si tu étais Gatinois (ce que j’étais), tu fêtais la Saint-Jean au Festival franco-ontarien qui se déroulait toujours autour de cette date.

Les Séguin, Paul Piché, Sylvain Lelièvre, Jim et Bertrand… Tous les grands noms de la musique québécoise étaient invités à venir se produire dans un parc d’où on pouvait facilement voir la tour de la Paix du parlement.

Quand arrivait le moment du petit laïus patriotique, les artistes marchaient sur des œufs. Ils ne savaient pas trop à qui ils s’adressaient.

Des Québécois ? Des Ontariens ? Des francophones ? Des anglophones ?

Peu importe, il y avait une ferveur. Et cette ferveur convenait à tous ceux qui avaient envie de changer leur époque.

« Nous sommes les enfants d’un siècle fou… »

***

J’ai 10 ans et c’est la Saint-Jean. Mon père nous a amenés voir Gilles Vigneault au lac Leamy.

« Y va-tu la faire, ma chanson ? »

Mon père, ancien bûcheron de l’Abitibi, avait été nourri aux airs de La Bolduc, de Marcel Martel et de Willie Lamothe. Et « sa » chanson de Vigneault était La danse à Saint-Dilon.

Vigneault enchaîne les titres.

« Y va-tu la faire ? »

Mon père avait plusieurs qualités, mais il était sans doute absent de son berceau quand la fée Patience est venue le visiter.

Tout à coup, le violoniste de Vigneault exécute les fameux coups d’archet que mon père attendait depuis une heure.

« Samedi soir à Saint-Dilon
Y’avait pas grand-chose à faire
On a dit : “On fait une danse
On va danser chez Bibi” On s’est trouvé un violon
Un salon, des partenaires
Pis là la soirée commence
C’était vers sept heures et demie »

Mon père est heureux. Il est debout. Il tape des mains à tout rompre quand Vigneault lance son fameux « Domino ! les femmes ont chaud ! »

Le spectacle n’est pas fini. Mais pour mon père, oui.

« OK, les enfants, ramassez la couverture. On s’en va. Il l’a faite. »

***

J’ai 18 ans et c’est la Saint-Jean. Mon cousin et moi sommes montés à La Sarre retrouver une cousine.

On se cherche un party. On se retrouve dans une maison de campagne. Je demande à quelqu’un qui sont les propriétaires.

« On est chez Dany Aubé, me dit quelqu’un. Tsé, celle qui chante Ma casquette ? »

Plus tard, avec des gens qui se sont greffés à nous, on va dans un bar installé dans une maison. On est assis à une table et on boit une grosse bière dans le décor d’un bungalow.

Il y a juste des vieux monsieurs autour de nous.

Tout à coup, une danseuse surgit d’une porte et monte sur une petite scène recouverte d’un tapis shag.

Malaise. Gros malaise.

« Heille, on va-tu se faire un feu quelque part ? » demande la cousine, seule fille du groupe.

Bonne idée !

***

J’ai 48 ans et c’est la Saint-Jean. Mon chum et moi tentons de nous perdre sur les petites routes de Lanaudière.

Arrivés à Sainte-Mélanie, on découvre que la rue principale est fermée. Il se prépare quelque chose, c’est évident. On gare la voiture et on s’assoit avec les autres familles sur le trottoir.

Il fait beau.

Tout à coup, on l’entend venir. Le défilé. Un vrai défilé avec des trompettes, des tambours, des majorettes et un char allégorique transportant un petit garçon qu’on a affublé d’une peau de mouton et d’une perruque blonde frisée.

C’est kitsch. C’est ridicule.

Mais allez savoir pourquoi, les larmes me montent aux yeux.

***

J’ai 44 ans. Je reçois des amis à la campagne. Le rosé coule à flots. Tout à coup, on entend des sons provenant de la rue. On accourt. On aperçoit un tracteur traînant une remorque.

La mairesse du village s’y trouve, assise dans une chaise de jardin. Elle salue les gens du haut de l’unique char de ce défilé aussi pittoresque que surréaliste.

La mairesse est lesbienne. Tout le monde le sait. Elle a été élue dans son petit village par des citoyens qui ont fait taire tant de préjugés.

Après le passage éclair du char (je dirais 10 secondes), je lance à mes amis : « C’était le défilé de la Saint-Jean. Et c’était aussi celui de la Gay Pride. »

Un autre verre de rosé, tout le monde ?

***

J’ai 59 ans et c’est la Saint-Jean. C’est une Saint-Jean sans les mains, sans énorme foule, sans effusion entre amis, sans accolades avec de purs inconnus (après quelques bières).

C’est franchement étrange.

Comme tous les anniversaires ou événements qui défilent inlassablement devant nous comme les chaises d’une grande roue, la Saint-Jean est un barème. Elle parle de nous, nous dit comment nous changeons, comment nous avançons.

Fête des Canadiens français, Saint-Jean-Baptiste, fête nationale… Le 24 juin n’a cessé de changer d’habit. Il y a eu de grandes fêtes, d’autres qui furent ratées. Il y en a eu qui avaient un goût amer et d’autres qui ont redonné espoir et courage.

Mais peu importe les époques ou les formules, il reste de tout cela cette irrépressible envie d’être ensemble.

Cette Saint-Jean à distance nous fait prendre conscience plus que jamais de l’importance du contact avec les autres. Car s’il y a une chose que nous devons retenir de cette pandémie, c’est que l’être humain n’est absolument pas fait pour la distanciation.

Bonne Saint-Jean !