Qui sont ces Québécois qui ont répondu à l’appel de François Legault pour aller prêter main-forte dans le domaine de l’agriculture, durement frappé par une pénurie de travailleurs étrangers ? Notre journaliste a sillonné les campagnes pour aller à leur rencontre, expérimenter leur nouveau travail et voir si leur apport est le secours tant espéré par les agriculteurs.
Ados à la rescousse
Entre deux champs de fraises, les haut-parleurs d’une camionnette crachent de la musique latine. Alors qu’une vingtaine de travailleurs agricoles mexicains et guatémaltèques s’affaire déjà à la cueillette, un petit groupe d’adolescents descend timidement d’un minibus.
Pour la plupart d’entre eux, c’est leur deuxième journée de travail… à vie. Ils ont été recrutés à l’aide d’un appel à tous lancé sur Facebook par l’entreprise maraîchère Jardins Purdelys pour parer au manque de main-d’œuvre causé par la pandémie.
Au pic des récoltes, cette ferme familiale biologique – la plus grosse au Québec – compte sur l’aide d’environ 100 travailleurs étrangers temporaires. Jusqu’à maintenant, ils ne sont que 42.
Entre en scène une petite brigade de jeunes Québécois. En ce samedi matin de juin frisquet, ils sont six nouvelles recrues, âgés de 14 à 18 ans. Six autres sont déjà à l’œuvre depuis quelques semaines.
Pour éviter qu’un porteur asymptomatique ne cause une éclosion au sein du groupe d’ouvriers étrangers, les ados sont dirigés à l’autre extrémité du champ.
Marie-France Lohé, copropriétaire de la ferme, énumère les consignes aux jeunes. « Pour la première heure, vous êtes en formation, après, vous serez payés au rendement », précise-t-elle.
Chaque cageot (crate) de 10 casseaux rapporte 7 $. Il faut remplir la boîte en classant les fruits par catégorie : les « numéros 1 » sont d’allure parfaite, les « numéros 2 » ont de légères imperfections.
Lors de leur première journée, certains ont mis trois heures à remplir un seul cageot. En comparaison, les travailleurs étrangers remplissent en moyenne trois cageots à l’heure.
Deux Québécois pour un travailleur étranger ?
« On a besoin de bras. » Voilà le vibrant appel lancé par le premier ministre François Legault afin d’encourager les Québécois à remplacer les travailleurs agricoles étrangers durant la pandémie. Québec a ainsi débloqué 45 millions pour verser des primes de 100 $ par semaine à ceux qui iront prêter main-forte aux agriculteurs.
Cette aide a été saluée par l’Union des producteurs agricoles (UPA). Son président, Marcel Groleau, a toutefois rapidement précisé qu’il faudrait environ deux Québécois pour remplacer un ouvrier agricole étranger.
Marcel Desgroseillers, copropriétaire des Jardins Purdelys avec sa femme et ses enfants, le trouve plutôt généreux. C’est du simple au triple, croit-il.
Pour voir s’ils disent vrai, nous avons donc passé une partie de ce reportage à cueillir des fraises avec les adolescents.
Premier cageot : 55 minutes.
Deuxième cageot : 45 minutes et un mal de dos.
« C’est sûr que ça ne serait pas très, très payant pour toi ! », pouffe de rire Marcel Desgroseillers. « Une crate qui se vend 30 $, si ça me coûte 16 $ la produire et 16 $ la faire ramasser, ça ne marche pas. Je suis mieux d’arrêter de faire des fraises. »
Marie-Lou O’Leary, 16 ans, a connu une matinée beaucoup plus prolifique : dix cageots en l’espace de quatre heures. « C’est sûr que c’est forçant, mais c’est moins pire que je pensais », dit-elle. « Quand François Legault a dit qu’il manquait de monde dans les champs, c’est sûr que ça m’a influencée. C’est important d’encourager le local pour l’économie et l’environnement, mais s’il n’y a personne pour le ramasser, ça ne sert à rien. »
Beaucoup d’appelés, peu d’élus
Intitulée « J’y vais sur-le-champ », la campagne visant à recruter des volontaires québécois a officiellement attiré 13 000 candidatures. Jusqu’à présent, seulement 875 personnes ont été assignées sur des fermes au moins une journée.
Récemment, des producteurs d’asperges et de fraises ont déclaré sur la place publique être obligés de détruire des récoltes en raison d’un manque de main-d’œuvre.
Comment expliquer ce fossé ?
Marie-France Lohé tente une explication. Elle raconte qu’elle a reçu une liste de 24 volontaires. De ce nombre, seulement trois étaient des adultes. Deux ont été embauchés pour la période des plantations à la mi-mai. À cette période, les élèves qui avaient postulé reprenaient leurs cours. Mauvais timing.
Plus tard, quatre autres candidats lui ont été proposés : un jeune de 14 ans qui a été embauché et trois autres qui ne l’ont jamais rappelée.
On est passé par “J’y vais sur-le-champ”, on a fait des demandes sur Emploi Québec et on a fait un appel à tous sur Facebook. Finalement, la majorité des gens qui appliquent, c’est du 13 à 15 ans. Les adultes ne sont pas au rendez-vous.
Marie-France Lohé, copropriétaire des Jardins Purdelys
Une subvention ?
Marcel Desgroseillers pense que pour motiver l’embauche d'une jeune main-d’œuvre locale, le gouvernement pourrait rembourser 50 % de la masse salariale des 13 à 16 ans, comme pour les moniteurs de camp de jour. « On leur apprend à travailler et ça, ça n’a pas de prix. Il y a plein de parents qui veulent que leurs jeunes vivent l’expérience de travailler et de gagner pour eux », souligne-t-il.
Geneviève Lemonde est directrice d’Agri-carrière, un OSBL financé par le ministère de l’Emploi qui a coordonné la campagne « J’y vais sur-le-champ » en partenariat avec Québec et l’UPA. Elle dit avoir surtout reçu des échos positifs de la part des producteurs.
Mais chaque cas est un cas de figure, dit-elle. Dans certaines entreprises, un « momentum » s’est créé et les nouvelles équipes étaient stables et motivées. « D’autre fois, c’est plus chaotique. On envoie des candidats et finalement, il y en a qui ne tough pas. Mais c’est sûr qu’il y a des candidats qui sont disponibles et si les producteurs sont ouverts à se dire que ça se peut que les premiers jours, des gens quittent, mais qu’ils sont prêts à persévérer, je pense que ça peut amener des résultats probants. »
Les salades de Sylvain
Incursion dans les serres de la Ferme Le Mont Vert, à Saint-Dominique, en Montérégie.
De cuisinier à pépiniériste
Lorsque le Québec se met « sur pause », Jérémie Augé sort d’un arrêt de maladie de trois mois. Alors que le confinement débute, il se questionne sur la suite des choses. Cuisinier de formation, il comprend qu’il ne pourra pas retourner de sitôt devant les fourneaux.
« Ça ne me tentait pas d’embarquer sur la PCU et de rester encore chez nous à ne rien faire », raconte le jeune homme de 26 ans.
Puis, lors d’une conférence de presse quotidienne du gouvernement sur la COVID-19, vient l’appel aux champs du premier ministre François Legault. « On a besoin de bras », lancera-t-il aux millions de téléspectateurs.
« J’avais déjà pensé à aller donner un coup de main dans les champs. Quand il a fait son appel, j’ai trouvé qu’il était temps, parce que si lui ne fait pas cette sommation-là, personne d’autre ne va la faire ! »
Avant la pandémie, Jérémie Augé travaillait comme cuisinier au restaurant Monarque, une adresse gastronomique du Vieux-Montréal. Après ses études à l’Institut de tourisme et d’hôtellerie du Québec, il a réalisé un stage dans un étoilé Michelin en France.
Je me voyais un jour travailler dans les champs parce qu’en tant que cuisinier, il faut quand même être proche de ses produits, savoir d’où ça vient, connaître ses producteurs. Je pense aussi que c’est une belle leçon d’humilité d’y aller une fois dans sa vie.
Jérémie Augé
Il s’inscrit sur le portail Agri-Jobs, l’une des portes d’entrée pour recruter des candidats dans le cadre de la campagne « J’y vais sur-le-champ ». Ce service sert à placer et à transporter des candidats qui vivent à Montréal dans les régions agricoles ceinturant la métropole.
Mais plutôt que de se retrouver sur une ferme, il atterrit dans une entreprise horticole de Laval : les Jardins Zeillinger.
Thérapeutique
Arroser, désherber, placer, aider les clients : Jérémie Augé est responsable des vivaces, des graminées et des arbres fruitiers. Il transporte des poches de terre et des arbres, vide des camions.
Ce qu’il a découvert ? « C’est très, très, très difficile. C’est très exigeant physiquement. C’est comme un gros entraînement, à la fin de la journée, tu as les muscles endoloris. »
En revanche, il trouve une grande satisfaction dans son travail. « Je pense que c’est thérapeutique de travailler avec des plantes, ça aide beaucoup la santé mentale. »
Il remarque d’ailleurs un engouement des clients pour l’agriculture urbaine. « Le nombre de gens qui se partent un potager, ça n’a aucun sens. Je pense qu’il n’y aura jamais eu autant de potagers dans la grande région de Montréal que cet été. C’est fou. »
Hausse fulgurante
Éric Zeillinger, propriétaire des Jardins Zeillinger, confirme cette tendance. Les ventes de plantes potagères ont bondi de 300 % à 400 % cette année, dit-il.
« On a vendu 3000 fraisiers. Ce qu’on est censés vendre en deux mois, on l’a vendu en deux semaines ! »
Tous les jours, des files s’étirent devant son commerce. Et les clients repartent avec des paniers qui débordent. Cette année, ils sont plusieurs à vouloir se faire des « méga-potagers ». « Ils pourraient quasiment s’ouvrir des kiosques à légumes ! »
Tous les astres sont alignés pour les jardineries. C’est une saison qui est extraordinaire, mais à la fois une saison qui est difficile parce que la demande est tellement forte partout qu’on essaye juste de contenter le client. C’est difficile à gérer parce que la demande est exponentielle.
Éric Zeillinger, propriétaire des Jardins Zeillinger
Cet enthousiasme est notamment dû à tout le discours ambiant entourant l’achat local et l’autonomie alimentaire, pense Éric Zeillinger.
« Les gens veulent la satisfaction de faire leur propre potager, de se mettre les deux mains, les deux genoux dans la terre, et ça c’est évident que cette année, c’est encore plus fort parce que les gens ont plus de temps. »
S’il a seulement embauché un employé à travers le programme mis en place durant la pandémie et que le nombre de jumelages est très peu élevé par rapport au nombre de postulants, il est persuadé que l’appel du premier ministre a eu un « effet de ricochet » sur l’ensemble de l’industrie.
« Les chiffres ne sont pas nécessairement dans la bonne colonne. Quand les jardineries ont pu rouvrir, on a été inondés de CV ! L’achat local, l’appel aux champs : ça nous a aidés à recruter, ça nous a amené des candidats qui ont été sensibilisés par ça. Probablement que l’effet ricochet a été multiplié par 10 sur le terrain. »