Vingt-cinq ans après avoir survécu, enfant, à l'horreur du génocide grâce à une série d'improbables hasards, un ressortissant rwandais établi à Montréal revient sur son histoire hors du commun.

L'attaque au missile contre l'avion qui ramenait en avril 1994 à Kigali le président rwandais Juvénal Habyarimana et son homologue burundais Cyprien Ntaryamira marque le déclenchement d'une vague de massacres d'une violence indicible qui fera plus de 800 000 victimes dans le petit pays.

Pour Bavon Kirenga, qui a 8 ans à l'époque, l'attaque est pourtant, pour quelques minutes mémorables, une source de réjouissances.

Alors qu'il joue dehors avec des amis, le garçon voit dans le ciel ce qu'il pense être un feu d'artifice, le premier de sa vie. Extatique, il se précipite à l'intérieur de la maison d'un couple d'amis de sa famille pour partager sa joie.

« Tout le monde était réuni autour de la radio et écoutait d'un air consterné. Leur visage disait une chose : on est faits », relate en entrevue l'homme de 33 ans, souvent appelé « Chico », qui est arrivé au Québec à l'automne suivant le génocide.

La consternation des adultes est justifiée. Les extrémistes hutus qui préparent depuis des années l'élimination des Tutsis lancent, dans la foulée de l'attentat, leur plan d'extermination. Le « travail » annoncé depuis des mois par la radio propagandiste des Mille Collines pour détruire les « cancrelats » s'amorce.

La maison dans laquelle se trouvent le garçon et cinq de ses frères et soeurs lorsque la violence éclate est à deux pas de celle de ses parents, mais ces derniers ne peuvent venir les retrouver. La rue est quadrillée par des miliciens assoiffés de sang qui se mettent à tuer à tout va tout en célébrant.

Choisir sa mort

Le père de Bavon, un homme prospère qui dirige la section locale de la firme de transport logistique DHL, et sa femme réussissent après quelques jours, avec l'aide d'un domestique congolais, à rejoindre leurs enfants apeurés. Mais les choses prennent rapidement une tournure dramatique.

Des miliciens armés de machettes et de gourdins débarquent dans la maison et réunissent tous les occupants en les insultant copieusement.

Les membres de la famille de Bavon et de celle qui les hébergeait sont sommés de s'asseoir en ligne sur le trottoir face à la résidence. Un militaire, qui encadre les miliciens, leur demande de choisir comment ils veulent mourir : tués par sa mitraillette, par une grenade ou à coups de machette ?

Après une discussion surréaliste, les Tutsis terrorisés choisissent la première option, pensant que leur mort sera plus rapide. Et le militaire s'exécute.

Bavon est à un bout de la ligne de personnes. Les premiers tués sont à l'autre bout.

Le garçon ne comprend pas ce qui se passe. Il regarde avec curiosité les corps qui tombent, dont ceux de ses proches, sans mesurer la gravité des événements. Un mauvais rêve.

« Je pensais que j'allais me réveiller en sueur et que la vie allait reprendre son cours normal. »

- Bavon Kirenga

Ses parents et deux de ses frères et soeurs sont tués sur le coup.

Alors que les tirs s'approchent de lui, il prend conscience de la situation et tente une fuite désespérée avant d'être touché.

Il reprend brièvement connaissance et voit des miliciens autour de lui. L'un d'eux le pousse nonchalamment du pied pour vérifier qu'il est mort.

Lorsque l'enfant rouvre de nouveau les yeux, il se rend compte, sans comprendre, qu'il se trouve dans une camionnette qui roule. Deux de ses soeurs, l'une de 13 ans, l'autre de 4 ans, elles aussi blessées, sont avec lui. Un frère dont l'estomac est ouvert agonise à ses côtés.

Qui a décidé de les transporter ? Pourquoi ne pas les avoir laissés mourir dans la rue comme des milliers d'autres ? Une réponse partielle ne viendra que plus tard.

Une heureuse rencontre

À l'hôpital, la confusion règne. Des militaires hutus blessés sont partout. Alors que les miliciens massacrent les Tutsis, à Kigali et ailleurs dans le pays, l'armée doit composer avec l'avancée des rebelles tutsis du Front patriotique rwandais (FPR) de Paul Kagame, qui prendront le contrôle de la capitale trois mois plus tard.

Dans l'établissement, personne n'a vraiment le temps de se demander si les enfants Kirenga sont hutus ou tutsis. Le frère grièvement blessé de Bavon, mort à l'arrivée, est envoyé à la morgue.

Les autres se retrouvent dans une pièce où, par le plus grand des hasards, se cache une femme tutsie qui connaît leur père. Ce dernier lui fournissait discrètement, avant le génocide, des médicaments destinés aux combattants du FPR, parmi lesquels figure un oncle.

Marie vole de la nourriture pour les enfants, veille à les soigner. Elle s'efforce aussi de repousser deux soldats qui ont des visées sur la soeur de Davon, qui a 13 ans. C'est l'un d'eux qui a recueilli les enfants dans la rue et les a emmenés à l'hôpital en vue de s'approprier la jeune fille.

Leur protectrice réussit à gagner du temps en convainquant les militaires qu'il faut laisser à l'adolescente le temps de se remettre de ses graves blessures.

Après plusieurs semaines de ce manège, l'arrivée à l'hôpital d'un Hutu musulman qui a déjà fait le pèlerinage à La Mecque offre une porte de sortie.

Marie apprend que le « hajj », comme il est appelé localement, cache des Tutsis et joue son va-tout en lui demandant de prendre la soeur de Bavon pour qu'elle échappe à la rapacité des soldats. Il accepte, la cache dans le coffre de sa voiture et l'emmène à sa résidence.

Peu de temps après, il revient et prend Bavon et sa soeur de 4 ans sous sa protection. Eux aussi sont cachés dans le coffre de la voiture et emmenés, ni vu ni connu.

Sous la garde du hajj

La vie du garçon devient alors complètement surréaliste. Dans les premiers jours, il reste caché dans la maison. Le soir, des miliciens hutus qui respectent le « hajj » viennent le voir et lui racontent leur journée de « travail » sans savoir que des enfants tutsis sont terrés tout près.

Le garçon écoute leurs récits avec fascination. L'un d'eux, Karim, raconte qu'il demande à ses victimes si elles ont quelqu'un pour les enterrer.

« Si elles disaient non, ils les faisaient marcher jusqu'à la fosse commune avant de les tuer. Celles qui disaient oui, ils les tuaient sur place. »

- Bavon Kirenga

Bavon commence rapidement à sortir pour « jouer » avec les enfants du hajj. Contrairement à sa soeur plus âgée, qui a la peau claire, il ne correspond pas à l'image caricaturale que se font les miliciens hutus des Tutsis. Autre avantage : il est sous la protection du religieux, que personne ne veut froisser.

À mesure que les rebelles du FPR avancent, la radio multiplie les mises en garde relativement au caractère prétendument sanguinaire et maléfique de l'ennemi. Même s'il a un oncle parmi les rebelles, Bavon appréhende leur arrivée.

Alors que les combats s'intensifient dans le quartier, le hajj décide de faire monter tous les occupants de sa demeure, enfants tutsis compris, dans une camionnette. Comme des centaines de milliers de Hutus paniqués, il espère se rendre au Congo voisin.

Des militaires réquisitionnent cependant le véhicule pour assurer leur propre fuite. La famille reste sur place. Ils sont toujours là lorsque les troupes du FPR finissent par prendre le contrôle.

Les civils sont réunis dans un camp de fortune et passés au crible. Le hajj et ses proches sont épargnés.

Après plusieurs semaines, l'oncle qui combattait avec le FPR arrive sur place. Marie, qui l'a croisé, lui a signalé que des enfants de sa famille avaient survécu et lui a donné des indications pour les retrouver.

Partir au Québec

Après les retrouvailles, une tante qui vit au Burundi propose de les prendre en charge. Une soeur de Bavon, partie au Québec en 1993 pour étudier avant l'éclatement du génocide, veut aussi les prendre sous son aile.

« Elle a dit qu'elle voulait être avec nous. Et nous avons dit qu'on voulait être avec elle », relate-t-il.

Après un long voyage, ils arrivent à Québec en novembre et s'établissent dans un petit un et demie. Une communauté religieuse locale leur vient en aide. Les ressortissants rwandais qui vivent sur place se mobilisent aussi. Et ils posent des questions. Les gens veulent entendre leur histoire, savoir ce qu'ils ont vu, tenter de comprendre l'horreur.

Bavon grandit, apprend le français, va à l'école. Malgré les horreurs vécues, il ne fait pas de cauchemars la nuit, n'est pas hanté par des flashbacks sanglants. Les deux soeurs arrivées avec lui du Rwanda éprouvent quelques difficultés et finissent par être prises en charge en France par une partie de la famille.

À l'adolescence, Bavon devient plus turbulent. De bêtise en bêtise, il finit par sombrer dans la délinquance, fugue, revient au grand dam de sa soeur aînée, qui peine à le contrôler.

Un jour, quelqu'un se fait tirer dessus devant lui. Il ressent une forte répulsion. Même chose lorsqu'il voit des armes. Le souvenir du passé.

« Je me suis dit que je n'avais pas survécu au génocide pour ensuite me faire tirer dans un endroit censé être sécuritaire. »

- Bavon Kirenga

Alors qu'il songe à se reprendre en main, la police, et la justice, le rattrape. La prison finit de le convaincre de rentrer définitivement dans le droit chemin. « À ma sortie, je me suis coupé les cheveux, j'ai écrit un curriculum vitae et je suis allé au centre d'emploi », relate l'homme de 33 ans, qui travaille dans le secteur des assurances.

Il vit à Montréal depuis près de 20 ans et demeure en contact avec de nombreux ressortissants rwandais à Québec et ailleurs. C'est lors d'un barbecue où plusieurs étaient présents qu'il a rencontré il y a quelques années une jeune femme le liant directement à son passé. Elle le connaît de nom, mais refuse de dire pourquoi, lui suggère de contacter un cousin pour savoir.

Il retrouve sa photo sur Facebook et demande l'aide du cousin en question. « Il m'a dit que c'était la fille de la femme qui m'avait sauvé à l'hôpital », souligne Bavon.

Marie, qu'il croyait morte dans un bombardement, était bien vivante et toujours à Kigali.

Il y a trois mois, elle est venue rejoindre sa fille au Québec et Bavon Kirenga a pu la revoir en personne après avoir d'abord échangé avec elle par téléphone.

« Elle m'a tenu le visage à deux mains et elle a pleuré pendant une heure sans pouvoir dire un mot », souligne le survivant du génocide, qui espère se rendre à Kigali cet été avec sa petite soeur.

Ce sera la première fois qu'il remet les pieds dans le pays.

« Il y a tout un aspect émotionnel avec lequel je vais devoir composer », dit-il.