Alors que l'assaut se poursuit contre le dernier bastion du groupe État islamique, un nouveau décompte fait état d'une dizaine d'enfants québécois coincés dans la région. Qu'adviendra-t-il d'eux ? Dans une lettre à La Presse, un suspect de terrorisme montréalais capturé en Turquie s'inquiète de voir les siens condamnés à mourir ou à errer en orphelins au Moyen-Orient.

« Mes deux enfants et deux enfants d'Ismaël Habib, tous Canadiens, sont coincés en Syrie sous les bombardements dans une zone de guerre », écrit Wassim Boughadou dans sa missive manuscrite datée du 20 septembre dernier qui vient tout juste de parvenir à Montréal.

La lettre vient de la prison de Kurkculer, à Adana, une ville turque près de la frontière syrienne. L'écriture est rageuse, pleine de ressentiment. Soupçonné par le Canada d'avoir participé à une prise d'otage, accusé par la Turquie d'avoir entraîné les guerriers du groupe État islamique (EI), l'auteur ne s'excuse de rien et démontre une véritable haine de son pays. Mais au passage, il soulève aussi l'enjeu de ses enfants « innocents ».

« Si un enfant est l'enfant d'un suspect musulman, sa vie n'a pas de valeur », prétend-il.

Parti en Syrie

Wassim Boughadou n'a pas une grande histoire d'amour avec le Canada.

Élevé à Côte-des-Neiges dans une famille peu religieuse, il s'est radicalisé au début des années 2010, vers l'âge de 18 ans. Dès 2012, la GRC l'avait dans sa ligne de mire à Montréal. Il était considéré comme dangereux. Lui se prétendait ostracisé.

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, LA PRESSE

La lettre de Wassim Boughadou vient de la prison de Kurkculer, à Adana, une ville turque près de la frontière syrienne.

Selon un résumé d'enquête obtenu par La Presse, il possédait plusieurs armes à feu, qu'il manipulait le soir chez lui en récitant des passages du Coran évoquant la lutte et le combat. Il s'entraînait au tir et parlait ouvertement de tirer sur des policiers ou sur un voisin.

« Je ne suis pas 100 % violent, mais je suis violent. C'est vrai, je suis quelqu'un de violent », avait-il confié à son frère pendant que la GRC épiait ses conversations.

Ses armes lui ont été retirées d'urgence sur ordre de la cour à l'été 2012. L'automne suivant, il a quitté le Québec pour la Turquie, puis il a traversé la frontière vers la Syrie déchirée par la guerre civile, selon les autorités canadiennes.

Il aurait passé du temps en Syrie avec Ismaël Habib, son beau-frère. Ensemble, les deux Montréalais auraient combattu au sein de différents groupes armés, selon ce qu'a raconté Habib après son retour au Canada, où il a été condamné à la prison pour terrorisme.

Resté au Moyen-Orient, Wassim Boughadou a été arrêté il y a deux ans par une escouade antiterroriste en Turquie et présenté comme « un membre important » du groupe État islamique. La police turque a confirmé à La Presse cette semaine qu'il demeurait détenu pour ses contacts avec des organisations illégales en Syrie. Au Canada, il demeure aussi dans la ligne de mire des policiers, qui le soupçonnent d'avoir participé à la prise d'otage de deux journalistes américains en Syrie et à la torture d'un prisonnier de guerre.

Femmes et enfants restés derrière

Et les enfants dans tout ça ? Que faire avec des tout-petits qui ont été entraînés de force dans la dérive extrémiste des adultes ?

Wassim Boughadou et Ismaël Habib étaient mariés à deux soeurs montréalaises, Neïma et Romaissa Hammouya. Les deux couples ont eu quatre enfants, qui se trouveraient toujours en Syrie à l'heure actuelle. Les soeurs étaient apparemment restées sur le territoire de l'EI après le départ de leurs maris.

Maintenant que le territoire de l'EI s'est réduit comme peau de chagrin sous les coups de la coalition internationale, Wassim Boughadou s'inquiète du sort des quatre enfants.

Il dirige d'innombrables reproches et injures envers la police canadienne, qu'il rend responsable de sa détention prolongée et de celle d'Ismaël Habib. L'incarcération des deux pères fait que les enfants ne sont pas secourus, se plaint-il. Il n'aborde pas sa propre responsabilité quant à leur situation.

Dans sa vision, les autorités canadiennes ont « mené des enfants canadiens innocents qu'ils sont censés protéger à mourir dans la souffrance en Syrie ou à devenir des orphelins dans les rues ».

« Ils n'ont pas voulu grandir là-bas »

Le dossier des enfants de Wassim Boughadou, d'Ismaël Habib et des soeurs Hammouya n'est pas un cas isolé.

PHOTO FOURNIE PAR WASSIM BOUGHADOU

Le Montréalais Wassim Boughadou a été arrêté il y a deux ans par une escouade antiterroriste en Turquie et présenté comme « un membre important » du groupe État islamique.

Des milliers d'enfants ont été évacués récemment du village syrien de Baghouz, où sont actuellement retranchés les combattants du groupe État islamique. Les petits ont été entassés dans des camps. D'autres, qui avaient échappé plus tôt à la zone des combats, sont dispersés dans la région. L'ONU et les ONG évoquent une véritable crise humanitaire.

Selon un nouveau décompte du Centre de prévention de la radicalisation menant à la violence, il y aurait une dizaine d'enfants de Québécois sur le territoire toujours contrôlé par les djihadistes ou qui leur a été repris récemment en Syrie et en Irak.

Certains des enfants sont nés sur place de parents partis rejoindre l'EI, d'autres sont nés au Canada et ont été traînés là-bas par leurs parents.

Le Centre travaille avec des grands-parents au Québec qui veulent secourir leurs petits-enfants.

« Ces gens disent : ok, nos enfants sont allés là-bas, qu'ils assument leur décision. On ne veut pas justifier leur choix, qui va à l'encontre de nos principes. Mais nos petits-enfants sont innocents, ils n'ont pas voulu grandir là-bas, ils ne sont pas responsables des choix de leurs parents », explique Herman Deparice-Okomba, le directeur de l'organisme.

Le directeur dit notamment être en contact avec une grand-mère d'ici qui a vu sa fille se marier et partir vers la Syrie contre son gré, et qui désespère de pouvoir aider l'enfant qu'elle a mis au monde là-bas. « Elle me dit : "Je suis devenue grand-mère par la force des choses et on me prive de ces moments de grand-mère." »

Aider ces enfants n'est pas facile, souligne M. Deparice-Okomba. Ils n'ont souvent pas de passeport, les communications sont difficiles, et s'ils se trouvent encore dans une zone contrôlée par les djihadistes, l'envoi d'argent peut s'avérer illégal.

Selon lui, les grands-parents qui se font du sang d'encre au Québec se sentent peu épaulés par Ottawa. « Ils se sentent laissés à eux-mêmes, ils ne comprennent pas les démarches du fédéral. Ils voient la position de plusieurs pays qui manifestent clairement leur volonté de rapatrier leurs ressortissants, et ils se demandent ce qui se passe au Canada », dit-il.

Le comportement des parents en cause

Affaires mondiales Canada a déclaré à La Presse être au courant de la présence de citoyens en Syrie, mais souligne que « compte tenu de la situation difficile en Syrie, la capacité du gouvernement du Canada d'offrir de l'aide consulaire dans ce pays est extrêmement limitée ».

De son côté, le ministre de la Sécurité publique Ralph Goodale a souligné devant les médias, le 5 février dernier, que le sort des enfants canadiens en Syrie est « un problème très difficile ».

« Il n'y a pas de réponse facile où vous claquez des doigts et presto, ils sont protégés », dit-il.

« Le comportement des parents qui ont mis ces enfants dans cette situation est absolument épouvantable et répréhensible. »

- Ralph Goodale, ministre de la Sécurité publique

« Nous allons examiner attentivement ce qui peut être fait raisonnablement pour protéger ceux qui sont innocents dans les circonstances », a expliqué le ministre.

« Mais c'est une situation que Daech [l'acronyme arabe du groupe État islamique] a créée, et à laquelle ceux qui se sont rendus dans ce coin du monde ont contribué, et ils doivent en porter la responsabilité », a-t-il ajouté. De son côté, la GRC n'a pas voulu commenter le dossier : l'organisme refuse de commenter l'enquête criminelle sur Boughadou et souligne ne pas être responsable du rapatriement éventuel des enfants, qui relève d'Affaires mondiales Canada.

Au Québec, la Direction de la protection de la jeunesse prend souvent en charge des enfants qui ont été placés dans des situations dangereuses par leurs parents, ou qui se sont retrouvés entre les griffes de groupes sectaires, extrémistes. Mais son mandat s'arrête aux limites du territoire québécois.

« Le mandat de la DPJ de Montréal [tout comme les autres DPJ du Québec] est d'assurer la protection des enfants sur son territoire. Ainsi, dans l'éventualité où les enfants étaient rapatriés, et que des besoins étaient manifestés, les services requis pour répondre à ceux-ci leur seront offerts », explique Justin Meloche, porte-parole de la DPJ de Montréal. Il refuse toutefois de se prononcer sur des cas précis.

PHOTO ARCHIVES LA PRESSE

Ismael Habib