Après l'échec des autorités à discipliner l'industrie l'an dernier, les déversements sauvages de sols contaminés se multiplient dans nos campagnes.

Tout se fait au grand jour : La Presse a suivi les sols excavés sur le site d'un chantier de condos de luxe montréalais, et c'est en pleine nature que les matières contaminées ont été déposées, sous l'oeil de notre photographe.

En octobre, La Presse a suivi discrètement un camion qui avait été rempli de sols excavés sur le chantier de l'ancien couvent des Soeurs des Saints Noms de Jésus et de Marie, sur le mont Royal. L'édifice patrimonial achevé en 1925 est en train d'être transformé en condos de luxe par le promoteur Daniel Revah et l'entrepreneur général Quadrax.

Le camion rempli à ras bord a roulé sur plus de 60 km, jusqu'à une terre en friche, dans un secteur rural de Saint-André-d'Argenteuil, près de la rivière des Outaouais, dans les Laurentides. Il a déversé son chargement à côté de plusieurs autres monticules. Un résidant du secteur a confirmé que plusieurs camions étaient venus décharger à cet endroit isolé, près de plusieurs exploitations agricoles.

Nous avons prélevé un échantillon des sols déversés par le camion et l'avons fait analyser au laboratoire Environex de Longueuil, entreprise spécialisée en la matière.

Résultat ? Les sols sont contaminés. Une quinzaine de contaminants sont présents dans des proportions qu'on ne retrouve pas normalement dans la nature, notamment plusieurs hydrocarbures aromatiques polycycliques et des métaux comme l'étain et le plomb.

Le niveau de contamination est celui de la plage « A-B », soit le plus bas niveau dans l'échelle prévue par la loi. En d'autres mots : pas assez élevé pour qu'il soit dangereux d'y construire un bâtiment résidentiel, commercial ou industriel, mais assez élevé pour qu'il soit strictement interdit de déverser ces sols sur un terrain naturel propre, selon les lois environnementales du Québec. Parce que, ce faisant, on pollue l'environnement.

« Le transport et le dépôt de sol [sont licites] lorsqu'il n'est pas plus contaminé que le sol d'origine sur lequel il est importé », a prévenu un porte-parole du ministère de l'Environnement dans un courriel.

Aux quatre coins du Québec, des centres de traitement et d'enfouissement accrédités mettent justement en place une foule d'infrastructures sophistiquées destinées à gérer de manière écologique ces sols, afin qu'ils ne soient pas jetés dans la nature de façon incontrôlée.

Mais faire affaire avec ces centres coûte plus cher que faire disparaître les sols chez un particulier à la campagne, où les gens posent souvent peu de questions.

« Plein de dompes tout croches »

Le camion suivi par La Presse appartient à l'entreprise de transport et de déneigement KL Mainville, qui a connu une croissance fulgurante depuis deux ans, passant d'une soixantaine de camions à environ 200 mastodontes sur les routes du Québec. Depuis, il décroche beaucoup de contrats de transport de sols contaminés.

Le patron de l'entreprise, Serge Mainville, est formel : c'est le constructeur des condos qui lui a demandé d'aller porter de grandes quantités de sols sur cette terre en friche de Saint-André-d'Argenteuil, et il n'incombe pas au transporteur de vérifier la légalité ou l'impact écologique de l'opération.

« Ce n'est pas parce que je suis rendu le plus gros transporteur en vrac au Québec que je vais demander à chaque client : "Ta dompe est-tu bonne ? Tes tests de sols sont-tu bons ?" Ça ne marche pas de même », proteste-t-il.

« Moi, on m'engage pour transporter quelque chose, et je n'ai rien à dire. »

- Serge Mainville, dirigeant de KL Mainville

Il affirme même avoir cessé de son propre chef de faire affaire avec certains entrepreneurs qu'il trouvait louches dans ce domaine, alors qu'il n'y était pas obligé.

« Il y en a plein, des dompes tout croches, où les camions, ça rentre et ça rentre. Il va toujours y en avoir, des cowboys. Mais ce n'est pas au transporteur de payer la note ! Les villes pourraient mettre des exigences en donnant des permis de construction pour bâtir des tours de condos. Tu veux vendre des condos de luxe ? Tu dois envoyer tes sols dans des sites accrédités », suggère-t-il.

Dans le cas du projet de condos de l'ancien couvent, personne ne semble responsable de la gestion des sols contaminés. Le promoteur Daniel Revah confirme que c'est son groupe qui a demandé d'envoyer les sols chez un particulier de Saint-André-d'Argenteuil. Mais il l'a fait parce que ce particulier se disait prêt à accepter de nombreux chargements de terre en échange d'une ristourne d'une trentaine de dollars par camion, dit-il.

« Il voulait la marchandise, il a pris beaucoup de camions, ce gars-là. Maintenant, ce qu'il a fait avec, je ne le sais pas. Vous avez raison, s'il avait une terre super propre, il ne devrait peut-être pas prendre ça », dit-il.

Le propriétaire du site de déversement, Marc Latour, n'a pas rappelé La Presse.

Le ministère de l'Environnement confirme avoir mené à la fin de novembre une inspection du chantier de l'ancien couvent et du site de déversement identifié par La Presse.

« Des échantillons de sols ont été prélevés et ont été soumis pour des analyses au laboratoire du Ministère. Les résultats permettront de déterminer les suites à donner au dossier en conformité avec la Directive sur le traitement des manquements à la législation environnementale », a expliqué un porte-parole du Ministère. Les résultats des analyses ministérielles n'ont pas été divulgués jusqu'ici.

Échecs des autorités

Les autorités ont connu deux échecs retentissants l'an dernier dans leur tentative pour discipliner l'industrie des sols contaminés. Leur cible était l'homme d'affaires Louis-Pierre Lafortune.

Habitué de la controverse, Lafortune est actuellement accusé de fraude envers le gouvernement en lien avec une enquête de la GRC sur la dissimulation de millions de dollars au fisc. Il a été condamné à une peine d'un an à purger dans la collectivité, en 2016, pour complot en vue de recycler dans l'industrie de la construction les produits de la vente de drogue des Hells Angels (il fait aujourd'hui appel de sa condamnation). La commission Charbonneau avait mis au jour ses liens étroits avec les motards criminels, mais aussi avec la mafia.

En 2016, la Sûreté du Québec a perquisitionné chez une entreprise de décontamination qui employait M. Lafortune à l'époque, lors d'une enquête sur un complot criminel visant à prendre le contrôle de l'industrie. Les enquêteurs soupçonnaient l'entreprise, aujourd'hui fermée, de se départir des sols contaminés dans des sites illégaux.

Plus de 80 sites entachés avaient été répertoriés et 4711 faux bons de pesée avaient été saisis. Mais en juin dernier, le Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP) s'est dit incapable de porter des accusations criminelles, notamment en raison du suicide du témoin principal.

Le ministère de l'Environnement avait tenté de son côté d'imposer des amendes pour déversement illégal dans le cadre d'un contrat de décontamination négocié par Louis-Pierre Lafortune, en 2017. Un témoin a raconté en cour comment M. Lafortune lui avait offert un bon prix pour prendre en charge ses sols contaminés. Les sols avaient ensuite été déversés sur une terre agricole. Mais le procès a avorté cet automne parce que le DPCP avait été incapable de procéder dans des délais raisonnables.

Aujourd'hui, Louis-Pierre Lafortune travaille à titre de « consultant en répartition de camions » chez KL Mainville. Mais son employeur Serge Mainville jure qu'il n'a pas le pouvoir de prendre la moindre décision au sein de l'entreprise.

« Il est au dispatch. Il n'a aucun contrôle chez nous. C'est un employé comme un autre, et depuis deux ans, tout ce qu'il fait, c'est travailler sept jours par semaine avec ses bottines à faire n'importe quelle job, même boucher des trous sur la route », explique-t-il.

Baisse marquée dans l'industrie légale

Les échecs successifs des autorités ont eu un impact majeur sur l'industrie de la décontamination au Québec, affirme André Carange, vice-président du développement des affaires chez Horizon Environnement, centre d'enfouissement et de traitement de sols contaminés. M. Carange est l'un des responsables du volet « sols contaminés » au sein de Réseau Environnement, regroupement de 2700 experts en technologie environnementale.

« Le diable est aux vaches. Depuis que le DPCP et le Ministère se sont fait planter, on a une baisse des volumes de sols qui rentrent chez nos membres. »

- André Carange, vice-président du développement des affaires chez Horizon Environnement

« Il y a une recrudescence [des déversements illégaux de sols contaminés]. Quand le système montre qu'il n'est pas capable de prendre les fraudeurs, ça les incite à poursuivre leurs activités et même à accélérer », ajoute Jean Lacroix, président- directeur général de Réseau Environnement.

Sans vouloir commenter spécifiquement le cas de Saint-André-d'Argenteuil, les deux vétérans de l'industrie se disent choqués de voir tant de camions chargés de sols excavés qui parcourent de longues distances sur les routes du Québec pour aller déverser leur chargement dans des endroits non accrédités.

« Il y a du déplacement de matières sur de grandes distances qui ne peut pas s'expliquer autrement que par l'existence de déversement illégal. On ne fait pas une heure de camion pour rien ! Un camion qui passe devant un centre de traitement, qui ne s'arrête pas et qui s'en va 150 km plus loin, ça ne prend pas la tête à Papineau pour comprendre ce qu'il fait », affirme Jean Lacroix.

Réseau Environnement a déposé un rapport au Ministère cette semaine qui fait état de nombreuses irrégularités dans le traitement des sols contaminés, impliquant des contrevenants qui s'en tirent presque toujours sans sanctions, depuis 2014. « Plusieurs signaux indiquent que les volumes disposés illégalement en 2018 sont considérables », précise le document.

Le ministère a un plan

« Le Ministère n'a pas perdu le contrôle », assure Jean-Bernard Villemaire, directeur des communications au cabinet du ministre de l'Environnement Benoit Charette.

Cette année, le Ministère a augmenté de 50 % le nombre de ses inspections sur le terrain. Trois enquêtes distinctes ont aussi été ouvertes depuis le 1er avril dernier. D'autres actions sont en cours, mais le Ministère « ne compte pas rendre publics à ce moment-ci les détails concernant ces interventions, pour des raisons évidentes d'efficacité des contrôles », explique M. Villemaire.

Le Ministère étudie par ailleurs la façon dont il pourrait rendre obligatoire la traçabilité des sols contaminés partout au Québec. Réseau Environnement gère actuellement un projet pilote en ce sens baptisé « Traces Québec », mais il est seulement obligatoire pour certains projets financés par les fonds publics.

Dans le secteur privé, rien n'oblige les entreprises à y participer.