« Il y a tellement de nourriture en trop, c’est vertigineux… »

Je suis assise au café PK18 de Julie Liné, avenue Duluth, et on parle de gaspillage alimentaire.

Il y a Guillaume Cantin de la Transformerie, organisme qui redistribue et cuisine des aliments invendus venus d’un réseau d’épiceries – il nous a apporté de la délicieuse marmelade faite à partir d’agrumes sinon destinés à la poubelle –, et il y a aussi Atlantide Desrochers et Fred Morellato, de Partage et Solidarité, groupe né d’un désir d’entraide, grâce aux réseaux sociaux, qui redistribue aussi de la nourriture provenant de différents commerces vers ceux qui en ont besoin.

PHOTO OLIVIER PONTBRIAND, ARCHIVES LA PRESSE

Tous travaillent sur le terrain pour lutter contre le gaspillage. Et Julie, du café, fut la première à donner à Atlantide des sandwichs à redonner.

Des gens comme ça, la Terre en a immensément besoin. 

Hier, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), équipe liée à l’ONU qui, comme son nom l’indique, surveille le thermomètre, a publié un rapport alarmant au sujet de la planète et de notre avenir alimentaire. 

En gros, nous sommes en train de tout gâcher. 

Nous surexploitons les sols, avec des approches qui contribuent aux changements climatiques, le tout pour produire de la nourriture dont une bonne partie suralimentera une portion de la population – et mettra sa santé en danger pour cause de surpoids – ou sera peut-être carrément gaspillée, pendant que d’autres Terriens seront en situation alimentaire précaire ou en manque. 

Difficile d’être plus absurde. 

Et si la température de la planète continue de se réchauffer, notamment à cause de nos choix – de ce qu’on mange et de la façon dont le produit –, l’agriculture ira encore plus mal, parce que les sols iront encore plus mal et encore plus de gens seront en péril alimentaire.

Y a-t-il urgence de changer totalement de cap ?

Oui.

Guillaume, Atlantide, Julie et Fred n’avaient pas lu le rapport, hier matin, quand je les ai rencontrés, mais cette réalité, ils la connaissent bien. « La quantité de fruits encore comestibles qui sont jetés est incroyable », lance Atlantide en racontant une histoire d’horreur de dizaines de paniers de bleuets aperçus dans une poubelle de supermarché, passés au javellisant pour que les déchétariens ne viennent y puiser.

À la Transformerie, « on avait sous-estimé la quantité de nourriture qu’on récolterait », ajoute le chef Guillaume Cantin, qui a lancé cet organisme sans but lucratif en 2017. 

« Il nous faut, dit-il, une nouvelle intelligence collective. » Et c’est aussi ce que dit le rapport du GIEC.

Lutter contre le gaspillage doit d’abord et avant tout commencer par la décision et des efforts pour ne pas gaspiller. Tant mieux si des gens récupèrent et redistribuent, comme l’organisme d’Atlantide et de Fred – qui tient un petit marché toutes les semaines et un gros marché du partage, une fois par mois – ou La Tablée des Chefs ou la Transformerie ou Loop ou Wilder et Harrier ou Kitchen Lab, tous des groupes ou des entreprises, parmi bien d’autres, qui s’assurent que des aliments comestibles ne soient pas gâchés.

Mais ce qu’il faut faire, surtout, c’est trouver pourquoi on se retrouve avec tant d’invendus.

Et comment changer la situation.

Parce qu’actuellement, on surexploite la Terre. On la draine. Ce faisant, on pollue. Et des proportions démentes de nourriture sont gâchées, surtout lors de la production, de la distribution, de la transformation.

Selon une étude affolante faite par Value Chain Management International et l’organisme Second Harvest de Toronto, pas moins de 58 % de la nourriture est gaspillée au Canada. Et seulement 14 % de toute cette nourriture est jetée à la maison.

Tout le reste se perd en amont.

Des légumes qui ne sont pas cueillis parce qu’ils sont moches, des produits jetés par des distributeurs ou des épiciers parce que leur date de péremption est dépassée…

Quand on sait que notre production alimentaire, au pays, pollue autant que 12 millions de voitures en une année, il y a de quoi paniquer. On ne peut pas se permettre de perdre et de gaspiller.

Atlantide Desrochers, appuyée par Guillaume Cantin, a décidé de mettre en marche un processus pour que toute la province réfléchisse à ces questions et qu’ensemble on trouve des moyens concrets de diminuer pertes et gaspillages. « Il y a beaucoup de bonne volonté, dit Guillaume. Il faut la structurer. »

Pour commencer, ils lancent une pétition, qui sera en ligne dès le 19 août, à 0 h 01. 

Ils espèrent récolter 15 000 signatures en deux semaines. Le but à court terme : demander une consultation publique sur la question, menée par l’Office de consultation publique de Montréal. Et le but à moyen terme : amener une réflexion provinciale.

Atlantide aimerait, par exemple, que Québec légifère, comme la France l’a fait, pour obliger les épiceries à redistribuer leurs invendus. Le ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation doit aussi être mis à contribution, pour réexaminer sur ses règles concernant la salubrité. Est-on parfois allés trop loin dans les précautions ? « Les gens ne savent plus quand les choses sont encore bonnes », dit Guillaume.

La mauvaise nouvelle, c’est que c’est toute la mentalité de la société de consommation – où les gens sont habitués à pouvoir acheter de tout, tout le temps, hiver comme été, matin, midi, soir – qui est à revoir.

La bonne, c’est qu’il n’y a pas si longtemps que la surabondance existe. Nos parents, nos grands-parents savaient que le boulanger n’aurait plus grand pain à la fin de la journée, qu’il fallait acheter uniquement ce dont on avait besoin, et ils connaissaient les recettes pour récupérer le pain sec et les laitues fatiguées.

Vive le retour vers le futur.