« Vieillir, c’est une préoccupation que j’ai depuis seulement un an ou deux. Des fois je me dis : “J’ai vieilli.” Je me dis, “Ah, oui, c’est vrai, j’ai cet âge-là.” Mais la conscience de l’âge, je n’ai jamais eu ça avant mes 70 ans… »

Pierre Curzi en a 73. Il ne les fait pas.

PHOTO ROBERT SKINNER, LA PRESSE

Pierre Curzi

Pendant la dernière saison de radio, j’ai côtoyé le comédien chaque matin de semaine, chez Paul Arcand. J’ai été impressionné par son énergie, sa vivacité…

J’allais dire, après ces points de suspension, « pour un vieux ». Mais pas du tout. De l’énergie, de la vivacité, point…

À un moment donné, ça m’a frappé, j’ignore à quel moment, peut-être un de ces matins à -20, mais ça m’a frappé : je veux être Pierre Curzi !

Je veux, en fait, vieillir comme Pierre Curzi…

Par un matin récent où il faisait enfin 20, nous sommes allés déjeuner : je voulais qu’il me parle de ça, de vieillir, de bien vieillir. Je ne suis pas vieux, j’ai 47 ans. Mais le temps passe vite. Je regarde derrière moi, 1999, j’arrivais à Montréal, c’était la semaine passée…

C’était il y a 20 ans.

Autrement dit, 2039, c’est la semaine prochaine. Un battement de cils et j’aurai 67 ans.

Pierre Curzi était donc assis devant moi à jaser sur l’âge, la vieillesse, la retraite…

– Pourquoi tu t’es mis à penser à ton âge, Pierre ?

– Tiens, un exemple : toute ta vie, tu mets de l’argent dans ton REER. Pis à 71 ans, c’est fini. Il faut que tu transfères dans un FERR. Alors à 71 ans, le gouvernement te rappelle ta fin qui approche, la fin « gouvernementalement prévue » ! T’es forcé de t’y intéresser…

Il rit, il parle de cette « forme de retraite » qui est la sienne maintenant que son mandat chez Paul Arcand est fini, la fin d’un cycle. Un de ses jobs les plus réguliers à vie, dit-il, que celui de commenter chaque matin à la radio. Le plus routinier, en tout cas, à la différence de président de l’Union des artistes, député ou comédien.

J’ai aimé cette discipline, celle de me lever le matin, chaque matin. D’arriver en ondes préparé, d’avoir lu et réfléchi, de trouver les bons mots pour résumer, d’aller à l’essentiel.

Pierre Curzi

« Que je le veuille ou non, je vis une forme de retraite, même si comme comédien, je sais que je vais continuer à travailler un peu… »

Son énergie m’a impressionné, donc. J’avais beau arriver à la station tôt (vers 7 h 15), Pierre était toujours là avant moi, la tête dans ses notes, les yeux sur l’ordi, parti au petit matin de Mont-Saint-Hilaire où se trouvent ses terres. Je le regardais, admiratif : à cet âge-là, serais-je encore un peu dans l’action ?

Le voudrais-je ?

Surtout, le pourrais-je ?

– As-tu peur ?

– De quoi ?

– De la retraite, d’en faire moins ?

– Non. Une angoisse peut-être ? Celle de trouver du sens. Comment je vais trouver du sens, dans ma vie ? Ça m’a toujours interpellé, cette question, le sens. Ça, et… Et je vais avoir beaucoup de temps ! Ma blonde et moi, on a toujours fait les choses, disons, efficacement. Et là, on peut prendre le temps de vivre. Je suis devant une sorte de liberté face au temps. Notre temps va nous appartenir comme il ne nous a jamais appartenu…

Il dit ça souvent, « ma blonde », en parlant de Marie Tifo, la comédienne. C’est à la fois un état de fait et une sorte de décret subliminal. On n’en a jamais parlé, lui et moi, mais j’ai toujours senti qu’en disant « ma blonde », il disait aussi sa fierté : il est le chum de Marie Tifo…

On est ensemble depuis 35 ans. On n’a jamais eu de conflit. On a toujours tout réglé par la parole. Quand tu vieillis, il y a beaucoup d’appréhensions liées à la solitude. C’est une préoccupation que j’ai. On en parle…

Pierre Curzi, à propos de sa femme Marie Tifo

Pierre joue au tennis, il pêche, il entretient son potager, il joue encore, comme comédien, ici et là…

Je lui demande le secret de cette énergie. Réponse, en haussant les épaules : bouger, bien manger. « Je viens d’une famille d’Italiens, le régime méditerranéen, je le pratiquais avant que ce soit à la mode. L’huile d’olive est mon autre compagne. Beaucoup de légumes. Et du vin ! »

– Mal vieillir, Pierre, c’est quoi ?

– Mal vieillir, c’est vieillir dans l’amertume. Moi, j’oublie aisément. Je suis téflon face au passé. J’oublie qui m’a fait mal. J’oublie le malheureux. J’oublie même l’heureux ! Alors je suis toujours en train de réinventer ma vie… Je te dirais que j’ai vécu dans une certaine naïveté existentielle.

– Pas de petites haines entretenues, donc ?

– Jamais. Quand tu gardes de la rancœur, quand tu ressasses les moments pénibles… C’est la recette pour mal vieillir, pour moi…

Il a dû faire rewind dans sa tête, car Pierre se fend alors d’un grand sourire, qui illumine ses yeux bleus : « Ma vie est pas finie, là ! »

Et il se met à raconter qu’il participe à une création théâtrale, où il doit apprendre à marcher lentement, un projet un peu champ gauche…

– T’es heureux, donc ?

– Oui.

– Quelle fut la meilleure décision de ta vie, pour le bonheur ?

La réponse, encore, sort tout de suite : 

– Ma rencontre avec Marie. Choisir d’être avec elle. Notre amour. Ç’a été une des grosses conditions de mon bonheur. Marie est dans l’instant. Moi, dans la projection. Ça m’a calmé…

J’ai regardé Pierre et j’ai pensé aux trois ingrédients de la recette du bonheur jadis décrétés dans ce journal par Foglia : le travail, la curiosité, la fiancée…

Ça a l’air simple. Mais faire tenir ces trois affaires-là dans le tumulte de la vie, en équilibre, une par-dessus l’autre, sans en laisser tomber une, c’est… C’est du boulot.

C’est peut-être un peu de chance, aussi.

Nous nous sommes laissés au coin de Beaver Hall et de Viger. Pierre s’est éloigné de son pas insouciant et vif. C’était le dernier lundi de nos collaborations.

Je l’ai regardé s’éloigner et j’ai pensé : un homme heureux, c’est plus rare qu’on pense.