Soumis à des pressions et à une stricte loi du temps, les travailleurs sociaux se retrouvent « en détresse » et se sentent « pris en étau » entre leur code déontologique et les impératifs de gestion. Tout ça « affecte les services à la population et pourrait conduire à des situations dramatiques » semblables à la tragédie de Granby, dénonce une chercheuse en travail social de l’Université du Québec en Outaouais (UQO).

Mélanie Bourque, professeure au département de travail social de l’UQO, a réalisé avec une coauteure une étude auprès de 84 travailleurs sociaux qui travaillent un peu partout dans le réseau de la santé, dont la direction de la protection de la jeunesse (DPJ). L’étude a été tenue entre 2016 et 2017, soit en plein cœur de la mise en place de la réforme de l’ex-ministre Gaétan Barrette, qui a fusionné les anciens centres jeunesse au sein des centres intégrés de santé et de services sociaux.

« On a trouvé des travailleurs en grande détresse, dit Mme Bourque. Les travailleurs sociaux se retrouvent pris en étau entre les demandes de leurs patrons et leur jugement professionnel. Ils se retrouvent en grand conflit éthique. Parce que la demande des gestionnaires va être de fermer le dossier, mais la travailleuse sociale, elle sait que la personne a encore besoin de soutien. »

« Leurs conditions de travail les empêchent d’exercer pleinement leur jugement professionnel. »

— Mélanie Bourque, professeure au département de travail social de l’Université du Québec en Outaouais

La tragédie de Granby est-elle un résultat de cette situation ? « On peut penser que le contexte de gestion peut avoir participé à ce drame, dit-elle. Quand on empêche les travailleurs sociaux d’avoir recours à leur jugement professionnel, ça pose des risques. Pour eux, mais aussi pour la population. » Pour Mme Bourque, il ne fait pas de doute que d’autres drames semblables se déroulent actuellement dans le silence.

« Grande souffrance éthique »

Mais au premier chef, c’est la santé psychologique de cette population de travailleurs sociaux qui est à risque. Les travailleurs sociaux interviewés vivaient une « grande souffrance éthique, difficilement justifiable », souligne Mme Bourque. « Ils ressentent que la population ne reçoit pas les services auxquels elle a droit. Les normes de suivi, par exemple, sont passées à certains endroits de six mois à trois mois. Mais des problèmes de santé mentale, ça ne finit pas nécessairement après trois mois ! C’est comme si le médecin disait à son patient : “Bon, ton problème de santé, c’est fini, je ne le traite plus.” Jamais on ne ferait ça en santé. »

D’ailleurs, les cadres intermédiaires interviewés dans le cadre de cette recherche écopaient autant que leurs employés.

« On a tendance à dire que c’est la faute du patron, mais on retrouvait la même détresse chez les patrons. »

— Mélanie Bourque, professeure au département de travail social de l’Université du Québec en Outaouais

En 2014, les coûts de l’absentéisme au travail dans le réseau de la santé s’élevaient à 390 millions, indique la chercheuse. Ils sont en constante hausse. Près de la moitié de ces absences sont liées à des problèmes de santé psychologique au travail.

Une remarque revenait souvent chez les personnes interviewées par les chercheuses : le manque de temps, la pression de régler rapidement les dossiers. « C’est quoi, être performant ? De répondre de façon efficace aux besoins réels. Pour l’établissement, être performant, c’est faire du chiffre. Et plus tu fais du chiffre, plus tu es performant », dit l’un des travailleurs sociaux interviewés pour l’étude.

Les réformes successives dans le réseau de la santé ont grandement contribué à renforcer ces impératifs de gestion, souligne la chercheuse. Les méthodes Lean, Toyota et Planetree, toutes trois appliquées dans le réseau de la santé québécois, proviennent directement… de l’industrie automobile. Elles sont fortement axées sur la reddition de comptes et ont provoqué des changements majeurs dans le quotidien des travailleurs sociaux.

« La pression est très grande… les exigences sont très grandes… les notes de reddition de comptes prennent 65 % de mon temps. Il faut que je le fasse, 30 minutes avec madame une telle, 15 minutes avec l’autre… J’ai 420 minutes dans une journée. Je ne marque pas tout, je ne peux pas parce que je ne prends pas de pause… Trop de charge de travail », dit un autre intervenant cité dans l’étude.

« On leur passe des commandes. Ferme ce dossier-là. Elles s’y opposent, mais ça devient de la justification continuelle, fait remarquer Mme Bourque. Or, tout le temps que les travailleuses passent pour défendre leurs cas ou alors rendre compte de leurs actions, elles ne le mettent pas dans l’intervention. »

Une ex-DPJ dénonce la réforme Barrette

Les services sociaux ont connu une « lente érosion », glissant au fil des ans vers un système de protection de la jeunesse à un réseau obsédé par la performance, s’indigne Danielle Tremblay, ex-directrice de la protection de la jeunesse dans la région du Saguenay–Lac-Saint-Jean.

« La fameuse approche Lean, nouvelle bible de la gestion en santé et services sociaux, a gagné progressivement du terrain. Bien qu’étant en accord avec la nécessité de l’efficience, j’ai résisté tant que j’ai pu, de l’intérieur, pour affirmer et maintenir la primauté des enjeux cliniques, dans un contexte où les statistiques et les chiffres ont pris de plus en plus de place. »

Mme Tremblay a quitté le réseau en 2015, au moment de l’implantation de la réforme Barrette. Son équipe de direction a été décapitée, rappelle-t-elle, déplacée vers d’autres postes qui ne correspondaient pas à leur expertise. « Tout cela a laissé des intervenants désemparés, en manque de repères, d’orientation clinique, de soutien. »

Résultat : « Le filet de protection sociale que le Québec avait construit au fil des ans s’est progressivement effiloché. Les mailles sont devenues de plus en plus larges alors que les problèmes sociaux n’ont pas cessé de s’aggraver. »