La Gendarmerie royale du Canada (GRC) s'est retrouvée aux prises avec plus de 5000 pistolets défectueux au cours des dernières années, une situation potentiellement dangereuse qui a déclenché une vaste campagne de rappel toujours en cours au sein de la police fédérale.

Selon des documents internes obtenus par La Presse en vertu de Loi sur l'accès à l'information, des problèmes de fissure sont apparus sur les canons de plusieurs armes semi-automatiques de marque Smith & Wesson à partir de 2011. La GRC a enregistré cette année-là deux «incidents».

Les défaillances se sont accélérées au cours des années suivantes, pour grimper jusqu'à 25 cas de fissure recensés en 2016. La GRC soutient que cette défectuosité ne présente «aucun risque» pour ses officiers, même si elle aurait éventuellement pu empêcher des policiers d'utiliser leur arme lors d'une situation d'urgence.

«La fissure elle-même ne présente aucun risque de blessure pour l'utilisateur, mais lorsqu'un canon se fissure, cela enraye le pistolet et empêche une cartouche d'entrer dans la chambre, empêchant du même coup l'arme d'être utilisée», explique une note de breffage destinée à l'ancien commissaire de la GRC.

Le document, rédigé en juillet 2017 et obtenu par La Presse après 11 mois de démarches fastidieuses, précise que les cas de fissure se sont uniquement produits pendant des exercices de tir. L'utilisation intensive des pistolets crée alors un «stress additionnel» sur les canons, qui ont dans certains cas craqué.

Potentiellement «catastrophique»

Le corps policier fédéral, qui compte 11 764 gendarmes, 3510 caporaux et 1989 sergents, détient quelque 24 000 pistolets Smith & Wesson du modèle 5946 dans son arsenal, en service depuis une vingtaine d'années.

La présence d'un «défaut» sur des milliers d'armes a amené la GRC à diffuser un communiqué interne pour demander à ses employés d'«inspecter immédiatement» leur pistolet en vue de déceler toute trace de fissure.

Stephen Buddo, ancien codirecteur de l'Association canadienne pour les armes à feu pour le Québec, s'est montré étonné de l'ampleur du problème dont La Presse l'a informé. «Ça me surprend, parce que d'habitude, quand Smith & Wesson sort un design, c'est un design qui fonctionne et qui a été éprouvé», a fait valoir ce connaisseur des armes à feu.

La présence de fissure sur les canons aurait pu générer des situations dangereuses pour les policiers, croit M. Buddo. «Tu peux avoir une déflagration catastrophique du canon», a-t-il avancé.

Vaste rappel

Comme elle ne possède pas assez d'armes de remplacement pour changer d'un coup les 5200 pistolets touchés, la GRC a lancé un rappel «par phases», en commençant par les armes de la catégorie la plus «à risque» - l'équivalent de 4000 pistolets. Les patrouilleurs et membres actifs qui sont dans les positions les plus «à risque» ont aussi eu la priorité.

La GRC a entamé des discussions avec Smith & Wesson au sujet des événements, précise le document interne. «Le manufacturier accepte que les canons de pistolet ne devraient pas présenter de fissures dans ces circonstances et son analyse a indiqué que le problème pourrait être une combinaison de problèmes métallurgiques pendant la production de ces canons à la fin des années 90 et de la méthode de fabrication utilisée.»

Le rappel des armes défectueuses est toujours en cours. À ce jour, «l'équipe du Programme national de l'armurerie de la GRC a effectué l'entretien de 80 % des pistolets» touchés par un rappel, a indiqué dans un courriel la sergente Marie Damian, porte-parole de la GRC.

Dédommagement financier?

Mme Damian souligne que les canons de remplacement sont couverts par la garantie du fabricant, et indique que la GRC fait «confiance aux pièces et au soutien à l'entretien fournis par le fabricant». Elle n'a pas précisé à La Presse si le corps policier avait tenté d'obtenir un dédommagement financier auprès de Smith & Wesson.

La porte-parole réitère qu'«aucune blessure attribuable à ce défaut n'a été signalée et celui-ci n'a pas eu de répercussion sur la prestation au quotidien des services de police dans les collectivités servies par la GRC».

Elizabeth Sharp, vice-présidente des relations avec les investisseurs d'American Outdoor Brands Corporation, société mère de Smith & Wesson située en Arizona, a refusé de répondre aux questions de La Presse en citant des raisons de «confidentialité et sécurité».

Au moins un autre corps policier a dû éprouver des problèmes liés à des fissures apparus sur des pistolets de ce fabricant. Selon un article du Jersey Journal, 89 agents de la police de Jersey City, aux États-Unis, ont dû être affectés à des tâches administratives pendant un certain temps en 2007, par crainte que leur pistolet de marque de Smith & Wesson ne fonctionne pas correctement.

- Avec la collaboration de William Leclerc, La Presse

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LES LONGS DÉLAIS DE LA GRC

Il aura fallu près d'un an de démarches à La Presse pour obtenir les notes de breffage destinées à l'ancien commissaire de la GRC. Après avoir demandé à obtenir les documents en octobre 2017 - et nous être heurté à un refus injustifié -, nous avons déposé une plainte en vertu de la Loi sur l'accès à l'information. La plainte a été retenue, ce qui nous a permis d'avoir accès aux documents en septembre 2018. La GRC a par la suite mis une semaine à répondre à une série de questions de La Presse liées aux 5000 pistolets défectueux. Les réponses, envoyées par courriel, se résumaient à quelques lignes. En entrevue à La Presse peu après son entrée en poste en mai dernier, la nouvelle commissaire de la GRC, Brenda Lucki, a affirmé vouloir «changer la culture» dans les relations avec les journalistes, qui dénoncent depuis longtemps un manque de transparence et des délais interminables de la part de la police fédérale. Des changements qui ne se sont visiblement pas encore matérialisés.