Les autorités canadiennes appréhendent une forte hausse de la présence des cartels de drogue mexicains au Canada au cours des prochaines années. Elles s'attendent aussi à ce que les groupes criminels mexicains fassent concurrence aux Chinois « à moyen ou à long terme » dans la contrebande de fentanyl, une substance qui a causé 2900 morts l'an dernier au pays.

Des documents de l'Agence des services frontaliers du Canada (ASFC), obtenus en vertu de la Loi sur l'accès à l'information, révèlent le niveau élevé d'alerte qui s'est emparé de cet organisme fédéral en novembre 2016, quelques semaines avant l'abolition des visas obligatoires pour les Mexicains qui visitent le Canada. Cette mesure avait été mise en place en 2009 par Ottawa dans le but de freiner les demandes d'asile faites par des ressortissants mexicains.

« La levée de l'obligation facilitera les déplacements au Canada pour renforcer les chaînes de contrebande des cartels ou en établir de nouvelles », indique le rapport de l'ASFC. 

« Au cours des trois prochaines années, on s'attend à ce que les cartels de la drogue mexicains envoient des agents et à ce qu'ils recrutent, dans les aéroports ou les ports maritimes locaux, des travailleurs qui ont des liens avec le Mexique », indique l'ASFC

Saisies en hausse de 80 %

Le nombre de saisies de stupéfiants expédiés à partir du Mexique a en effet augmenté depuis la levée de l'obligation de visas, en décembre 2016, révèlent d'autres données obtenues par La Presse. Les agents de l'ASFC ont ainsi effectué 81 saisies en 2016 - la dernière année où le régime des visas était en place - contre 146 l'an dernier, soit un bond de 80 %.

Le nombre d'avis d'« interdiction de territoire remis à des ressortissants mexicains fondés sur des allégations de crime organisé » a quant à lui été multiplié par cinq pendant la même période. Quelque 25 criminels mexicains allégués ont ainsi été expulsés du Canada l'an dernier contre 5 en 2016, révèlent les chiffres fournis par l'ASFC.

Hausse du tourisme

L'obligation d'obtenir un visa pour les voyageurs mexicains s'était transformée en véritable bras de fer diplomatique entre le Mexique et le Canada. Justin Trudeau avait promis d'abolir cette exigence imposée par le précédent gouvernement conservateur pendant sa campagne électorale en 2015 et il est passé de la parole aux actes à la fin de 2016.

Ce changement réglementaire a entraîné une hausse marquée du nombre de visiteurs mexicains au Canada. Quelque 359 000 Mexicains ont visité le pays l'an dernier, soit un bond de 47 % en un an à peine, indiquent les données de l'organisme fédéral Destination Canada.

Selon l'ASFC, la levée des visas obligatoires pour les Mexicains a éliminé « l'obstacle que constituent les vérifications à l'étranger, ce qui limite la possibilité d'identifier les personnes associées aux cartels ou qui ont des antécédents criminels et de les empêcher d'entrer au Canada ».

39 milliards par an

Le rapport précise que les puissants cartels du Mexique, comme ceux de Sinaloa, du Golfe, de Los Zetas et de Juárez, disposent de « capacités opérationnelles considérables » pour infiltrer les ports et aéroports canadiens. Les profits de ces groupes criminels sont évalués à 39 milliards américains par an, souligne-t-on.

« On sait que les cartels de la drogue mexicains tentent de maximiser leurs profits et leurs chances de réussite en se servant de méthodes de dissimulation complexes et de leurs liens avec des employés des aéroports et des ports maritimes du Canada, comme les débardeurs », précise l'ASFC. 

« Il est probable que les cartels tenteront de profiter du renforcement prévu des relations commerciales entre le Canada et le  Mexique », mentionne le rapport. 

L'ASFC énumère plusieurs méthodes de dissimulation des drogues - surtout de la cocaïne - par les cartels mexicains, notamment dans des pièces automobiles, des figurines décoratives ou encore des matériaux de construction, comme des briques.

Le rapport obtenu par La Presse, très détaillé, souligne que la présence de réseaux criminels liés au Mexique s'étend à plusieurs provinces canadiennes. Ces cartels préfèrent en général avoir recours « à leurs propres membres sur le terrain afin de faciliter la contrebande et de créer des liens avec les groupes locaux de crime organisé ».

La plupart de ces trafiquants « ressemblent à des hommes ou des femmes d'affaires » et ne présentent aucun signe d'attachement à un groupe criminel, comme des tatouages, précise-t-on.

Craintes liées au fentanyl

Dès la fin de 2016, alors que la crise des opioïdes faisait déjà des ravages au Canada, l'ASFC s'est inquiétée du rôle que pourrait jouer le Mexique dans le trafic de cette drogue souvent mortelle. L'augmentation des mesures de contrôle à l'égard de la Chine - le principal producteur mondial de fentanyl - « pourrait inciter les cartels mexicains à augmenter le trafic du produit pour combler d'éventuelles pénuries ».

Près de 2900 personnes ont perdu la vie à cause de cette substance l'an dernier au Canada.

La Gendarmerie royale du Canada (GRC), qui avait exprimé de vives inquiétudes quant à l'influence grandissante des cartels de drogue mexicains au Canada dans deux rapports publiés en 2012, n'a pas été en mesure de fournir d'informations sur ce sujet à La Presse la semaine dernière.

À l'ASFC, le porte-parole Nicholas Dorion a indiqué par courriel que toutes les personnes qui veulent entrer au Canada « doivent démontrer qu'elles satisfont aux exigences pour entrer ou demeurer au Canada ». 

« Les personnes qui sont jugées interdites de territoire en vertu de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés sont renvoyées du pays », explique Nicholas Dorion. 

Dans le cas des Mexicains expulsés du Canada, il importe de remettre les choses en perspective, fait cependant valoir Tamara Mosher-Kuczer, avocate spécialisée en immigration au cabinet Capelle Kane, à Ottawa. Elle souligne que leur nombre - 25 l'an dernier - demeure « très bas », surtout lorsque l'on considère la forte hausse globale du nombre de visiteurs mexicains au pays l'an dernier.

Le député conservateur Pierre Paul-Hus, porte-parole de l'opposition officielle en matière de sécurité nationale, juge néanmoins la situation inquiétante.

« On voit qu'il y a cinq fois plus de Mexicains issus du crime organisé qui ont été interceptés, mais c'est sans compter ceux qu'on ne sait pas, parce qu'ils n'ont pas de visa, a-t-il lancé en entrevue. Il y a probablement encore plus de trafiquants qui ont traversé au Canada et qui n'ont pas été interceptés. Il y en a combien d'autres qui ont passé les lignes sans qu'on le sache ? »

Sujet délicat

La question est très délicate pour le gouvernement mexicain, qui a essuyé de nombreux commentaires péjoratifs sur ses ressortissants au cours des dernières années. Le président américain Donald Trump a notamment fait sa campagne électorale en dénigrant les « bad hombres » de son voisin du Sud.

Pendant un débat sur le cannabis à la Chambre des communes, la semaine dernière, la députée conservatrice Marilyn Gladu a, quant à elle, laissé entendre que la levée des visas par les libéraux en 2016 pourrait permettre à des criminels mexicains « d'expérience » de déménager au Canada et de « prendre le contrôle » du marché noir de la revente de marijuana.

L'ambassade du Mexique au Canada s'est indignée et s'est dite « fortement en désaccord » avec de tels propos, « qui dépeignent les Mexicains comme des criminels », a-t-elle indiqué dans une déclaration envoyée plus tôt ce mois-ci à La Presse canadienne. L'ambassade estime que les commentaires de la députée Gladu sont basés sur des « préjugés » qui touchent la dignité du peuple mexicain.

- Avec la collaboration de William Leclerc, La Presse

***

Nombre de Mexicains expulsés du Canada en raison d'allégations liées au crime organisé

2016 : 5

2017 : 25

2018* : 10

Saisies de drogues expédiées ou achetées à partir du Mexique

2016 : 81

2017 : 146

2018** : 70

* En date du 20 juin 2018

** En date du 18 juin 2018

Sources : données fournies par l'ASFC et Destination Canada