L'actuel président par intérim de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (CDPDJ), Camil Picard, a fait l'objet en 2007 d'une enquête policière pour agression sexuelle sur un mineur et a versé 50 000 $ à l'homme qui alléguait avoir été violé, des informations qui n'ont pas été transmises au gouvernement à l'époque de sa nomination à un des plus hauts postes de la fonction publique.

Dans la foulée d'une enquête de plusieurs mois, le Service de police de la Ville de Québec (SPVQ) a soumis en 2008 un dossier au Directeur des poursuites criminelles et pénales concernant Camil Picard, mais ce dernier n'a jamais été accusé au criminel en lien avec cette affaire. Il a conclu un règlement financier à l'amiable au civil avec la personne qui disait être sa victime deux ans après la fin de l'enquête. M. Picard dirigeait alors le centre jeunesse de la Montérégie. Il a conservé son emploi.

Joint par téléphone mardi matin, Camil Picard a nié les allégations en bloc, affirmant même ignorer qui était la victime. Mis devant le libellé de la plainte déposée à la police, M. Picard a dit être renversé. «Écoutez, je ne sais pas d'où vous sortez ça. Je suis surpris et débalancé par ce que vous me dites, a-t-il déclaré. Vous ne pouvez pas accuser quelqu'un qui n'a pas été accusé et qui n'a pas fait ça.» Hier, il a fait parvenir une mise en demeure à La Presse dans laquelle il «nie catégoriquement» les allégations.

M. Picard est encore aujourd'hui identifié dans les archives policières de Québec comme suspect dans un dossier d'agression sexuelle. Les trois vérifications d'habilitation sécuritaire, passage obligé avant toute nomination à un poste de haut niveau au gouvernement, qui ont été commandées par Québec depuis 2013 n'ont pourtant pas levé de drapeau rouge. Le gouvernement n'a pas été avisé par la Sûreté du Québec du passé de l'homme avant de lui attribuer ces postes. Une telle information aurait pourtant dû apparaître sur l'écran radar du corps de police provincial.

Contacté par La Presse hier, le cabinet de Philippe Couillard a été catégorique. «Ce sont des éléments qui nous étaient totalement inconnus. Les habilitations sécuritaires qui avaient été faites étaient positives», a affirmé le directeur adjoint, responsable des relations avec les médias, Charles Robert. «À partir de maintenant, on prend connaissance des faits. Des vérifications sont en cours.»

Des allégations graves

L'histoire remonte aux années 80. Elle n'a fait surface qu'en 2007.

Camil Picard, qui a passé plus de 30 ans dans le réseau de la protection de la jeunesse avant d'être nommé à la CDPDJ, dirigeait alors le centre jeunesse de la Montérégie. Au printemps 2007, le SPVQ a été saisi d'une plainte le concernant pour des infractions qui auraient été commises au milieu des années 80 sur un adolescent de 16 ans.

Le plaignant, Yvan Côté, affirmait avoir été forcé d'avoir des relations sexuelles, allant de la masturbation à la sodomie, à « sept ou huit reprises » avec M. Picard sur une période de plusieurs mois. Les faits reprochés se seraient déroulés à Québec. M. Côté vivait à Lévis avec sa mère et M. Picard était coordonnateur clinique au Mont d'Youville, centre d'hébergement pour jeunes en difficulté.

Devant ces allégations, Camil Picard a répondu mardi la chose suivante à La Presse : «Ben, voyons donc! C'est impossible! Au Mont d'Youville, je n'avais pas de contact avec les jeunes!» Précisons que le plaignant n'était pas un pensionnaire de l'endroit. «Écoutez, je ne sais pas d'où vous sortez ça. Je suis surpris et débalancé par ce que vous me dites.»

Rappelons que le président intérimaire a aussi tout nié par la voix de son avocat dans une mise en demeure, hier.

M. Côté est mort en 2012 à l'âge de 45 ans. Il avait conservé plusieurs documents judiciaires et des éléments du dossier d'enquête du SPVQ, dont l'entente liée à la quittance de 50 000 $ et sa déclaration solennelle écrite faite aux enquêteurs. La Presse les a obtenues. Leur contenu a été corroboré de manière indépendante par trois sources confidentielles au fait du dossier à l'époque et qui ne sont pas des proches de la victime, ainsi que par la mère de M. Côté, Murielle Saint-Laurent, à qui le défunt s'est confié en 2006.

Dans sa déclaration solennelle, Yvan Côté allègue les choses suivantes:

• À l'été 1983, «j'ai fait du pouce. J'étais sur la rue St-Jean [à Québec] et un homme m'a fait monter dans sa voiture [...] Il m'a dit qu'il se nommait Camil Picard».

• «En route, il m'a offert d'aller manger une bouchée dans un café. [...] Il a commencé à me parler qu'il y avait une possibilité qu'il m'obtienne un emploi au camp du Mont d'Youville», où travaillait M. Picard.

• Dans la foulée de cette rencontre, Yvan Côté raconte avoir été invité chez Camil Picard. «Il m'a offert de la cocaïne. Nous en avons sniffé tous les deux et il m'a offert un verre de vin rouge. Il a commencé à me toucher aux parties génitales. [...] Il m'a fait une fellation et il voulait que je lui en fasse une. Il m'a incité en me faisant miroiter que si je voulais une job il fallait que je passe par là.» La Presse a obtenu un document de comptabilité et une fiche de paye démontrant l'embauche d'Yvan Côté.

• Selon Yvan Côté, Camil Picard l'aurait incité à avoir des relations sexuelles «sept ou huit fois sur une période d'environ dix mois», après lui avoir offert drogue ou alcool.

• M. Côté affirme avoir été sodomisé à deux reprises.

• Il raconte que Camil Picard lui offrait des cadeaux : «Un manteau de cuir, une montre, des billets de ski».

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Yvan Côté

Dans les années 80, la mère d'Yvan Coté ne savait rien de la nature de la relation entre son fils et l'actuel président intérimaire de la CDPDJ. Ce n'est qu'en 2006 que son fils lui a raconté avoir été «violé par Camil Picard quand il travaillait au Mont d'Youville».

La mère et le fils étaient en voiture, se souvient la femme. Ils s'en allaient faire des courses lorsqu'elle a appris cet épisode. Elle a cru son fils, dit-elle. «C'est là que je me suis réveillée. Je lui ai dit : "C'est pour ça qu'il t'avait offert une job. Pis c'est pas vraiment une job qu'il t'avait offert."»

Yvan Côté a contacté la police l'année suivante, après s'être confié à une autre personne de son entourage qui l'a convaincu de porter plainte.

Opération caméra cachée

Dans le cadre de leur enquête, qui a duré plusieurs mois et qui a mobilisé quelque 10 policiers, les enquêteurs de Québec sont allés jusqu'à organiser une opération de type «body-pack». Le plaignant est allé rencontrer le suspect muni d'une caméra cachée dans le but d'obtenir des aveux, révèlent les documents que nous avons obtenus. Pour mener cette opération, les policiers ont dû obtenir une autorisation judiciaire signée par un juge, comme le veut la loi.

«La police a appelé ça l'opération Mer. Il y a eu déploiement d'une dizaine de policiers à Longueuil. Moi, j'accompagnais la victime», raconte la personne qui a reçu les confidences d'Yvan Côté en 2007 et qui l'a convaincu de porter plainte. Pour des raisons d'ordre professionnel, cette personne a réclamé l'anonymat.

L'opération «boby-pack» s'est conclue par un document vidéo d'une quarantaine de minutes enregistré lors de la rencontre entre les deux hommes. Le confident de M. Côté confirme avoir visionné la vidéo. Les autorités ont jugé que son contenu n'était pas suffisant pour aller en cour.

Dans sa déclaration initiale, Yvan Coté a parlé à la police d'un signe distinctif près des parties génitales de Camil Picard. Les policiers ont pu confirmer son existence.

Le dossier a été soumis par la police à un procureur, mais aucune accusation criminelle n'a été déposée. 

«Le procureur a finalement décidé de ne pas poursuivre. Les raisons qu'on a données [à Yvan Côté]... c'était nébuleux. On nous a dit que la victime risquaitde se faire détruire en cour», affirme le confident d'Yvan Côté.

Un document de l'organisme d'Indemnisation des victimes d'actes criminels (IVAC) daté de 2007, conservé par la famille d'Yvan Côté, qui l'a fourni à La Presse, reconnaît «qu'entre 1983 et 1984, à Québec, il a été agressé sexuellement à plusieurs reprises par un individu et qu'il en a subi les conséquences».

Un psychologue mandaté par l'IVAC a aussi cru son histoire. «La personne, directeur d'un centre jeunesse, lui promettait des cadeaux, manteaux, voyage afin d'avoir des faveurs sexuelles», écrit Steeve Murray dans son rapport d'évaluation psychologique obtenu par La Presse.

Questionné cette semaine par La Presse sur les motifs de la décision de ne pas accuser Camil Picard, le Directeur des poursuites criminelles et pénales s'est refusé à tout commentaire. «Je ne peux pas commenter ni confirmer l'existence d'une enquête en respect des principes qui nous guident et de nos obligations légales», a expliqué le porte-parole, Me Jean-Pascal Boucher.

Une quittance de 50 000 $

Après 2008, Yvan Côté a entrepris des démarches pour poursuivre Camil Picard au civil. Une mise en demeure, signée par l'avocat Jean-Pierre-Ménard, a été envoyée par huissier au bureau de M. Picard au centre jeunesse de la Montérégie.

La Presse a obtenu ce document. On y lit : «Vous avez commis des gestes d'abus sexuels à l'égard de notre client alors que celui-ci était mineur et que vous étiez en position d'autorité. [...] Ces gestes ont causé de profonds dommages à notre client.»

La missive annonçait une poursuite judiciaire, poursuite qui n'a jamais eu lieu puisque Camil Picard a payé à Yvan Côté la somme de 50 000 $ au printemps 2010 dans le cadre d'un règlement confidentiel à l'amiable.

Dans la quittance, signée par les deux hommes et que nous avons aussi obtenue, on précise que «le règlement est effectué sans reconnaissance ni admission de responsabilité de la part de Camil Picard».

Au paiement est attachée une clause de confidentialité interdisant à M. Côté de «divulguer à quiconque, y compris les médias, tout renseignement, document, information et/ou conversation relatifs aux faits de ce dossier».

«Mon fils n'était pas pour l'argent. Il voulait absolument le faire condamner», affirme Murielle Saint-Laurent.

Camil Picard a conservé son poste de directeur d'un centre jeunesse six ans après la plainte initiale d'Yvan Côté et trois ans après lui avoir versé 50 000 $. Il a ensuite gravi les échelons au gouvernement pour devenir l'un de ses plus hauts fonctionnaires.

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La Presse a obtenu la quittance signée par Yvan Côté et Camil Picard.

Qui est Camil Picard?

Psychologue de formation, Camil Picard a oeuvré pendant près de 40 ans dans le réseau des centres jeunesse du Québec. Il a commencé sa carrière au Mont d'Youville, à Québec, puis a été directeur de la protection de la jeunesse de la région de Québec, et ensuite, des Laurentides. Il a ensuite occupé le poste de directeur général du centre jeunesse des Laurentides, puis de celui de la Montérégie.

Il a remporté plusieurs prix, dont, en 2011, le prestigieux prix Persillier-Lachapelle, qui souligne une carrière exceptionnelle dans le domaine de la santé, ainsi que le Prix pour la défense des droits des enfants, de la Ligue de bien-être des enfants du Canada. L'Association des centres jeunesse, qu'il a présidée pendant plusieurs années, lui a également décerné le Prix de reconnaissance de carrière en 2010.

En 2013, il a été nommé à la vice-présidence de la Commission des droits de la personne et de la jeunesse. Quatre ans plus tard, il est devenu président par intérim du même organisme en remplacement de Tamara Thermitus.

Vérifié trois fois, jamais signalé

Camil Picard a fait l'objet de trois vérifications d'habilitation sécuritaire au cours des cinq dernières années, mais l'enquête concernant l'agression sexuelle dont Yvan Côté aurait été victime alors qu'il était mineur n'est jamais apparue sur l'écran radar de la Sûreté du Québec, a appris La Presse.

Aucune irrégularité n'a été trouvée au dossier de M. Picard par le corps de police chargé de mener ces vérifications à la demande du ministère du Conseil exécutif, qui relève directement du premier ministre. Le dossier d'enquête du SPVQ n'était pas inscrit dans les grandes bases de données consultées par la SQ, une situation jugée anormale par une source bien au fait de ces procédures.

Résultat : le gouvernement n'a jamais eu connaissance de ces informations au moment de nommer M. Picard vice-président puis président par intérim de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (CDPDJ). Sa candidature a ainsi été entérinée sans anicroche par l'Assemblée nationale - les trois plus hautes fonctions à la CDPDJ font partie du club sélect des nominations qui doivent être approuvées par au moins les deux tiers des députés, comme c'est le cas pour le Vérificateur général et le Protecteur du citoyen, par exemple.

Deux sources consultées par La Presse qui ont déjà été impliquées dans ce genre de procédures sont formelles : l'enquête pour agression sexuelle sur un mineur aurait dû être décelée dans le cadre des vérifications d'habilitation sécuritaire, même s'il n'y a pas eu accusation. En pareil cas, le statut de « suspect » demeure dans les dossiers d'enquête, ce qui permet à la SQ d'attirer l'attention de l'employeur sur une situation potentiellement problématique. Ainsi, un drapeau rouge aurait dû être levé au sujet de M. Picard, étant données sa position et la nature de l'enquête, confie une source.

Ce sera finalement fait : à la suite des démarches entreprises par La Presse dans les dernières semaines, M. Picard fera l'objet d'une nouvelle vérification, le dossier du SPVQ sera pris en compte, et le gouvernement sera avisé qu'il y a un os au sujet du président par intérim de la CDPDJ.

Un passage obligé

Les vérifications d'habilitation sécuritaire sont un passage obligé avant toute nomination à un poste de haut niveau au gouvernement. Elles sont loin d'être superficielles. Les policiers de la SQ ne se contentent pas d'examiner les antécédents judiciaires, des informations publiques inscrites au plumitif. Ils scrutent également les banques de renseignements et les bases de données sur les enquêtes de l'ensemble des corps de police. L'objectif est de s'assurer de la bonne conduite du candidat à une nomination.

Certes, le contenu des banques et des dossiers d'enquête est confidentiel. Mais si la SQ y trouve une information suffisamment importante pour semer un doute sur la probité du candidat, elle signale un problème au gouvernement sans en révéler la nature exacte. Elle ne recommande pas à Québec de procéder ou non à la nomination. C'est au gouvernement de faire un choix. Dans le cas où la SQ l'avise d'un problème, il peut, par exemple, rencontrer la personne concernée pour faire la lumière sur la situation ou encore se trouver un autre candidat.

Le gouvernement Marois a demandé la première vérification d'habilitation sécuritaire au sujet de Camil Picard en 2013, avant de soumettre son nom à l'Assemblée nationale au poste de vice-président de la CDPDJ. Les antécédents de M. Picard ont été passés au crible une seconde fois en 2016, lorsque le gouvernement Couillard l'a désigné président par intérim à la suite du départ de Jacques Frémont. Il a alors été à la tête de la CDPDJ jusqu'à la nomination de Tamara Thermitus à la présidence de l'organisme il y a un an. Il a repris les commandes en novembre dernier, toujours de façon intérimaire, en raison de l'arrêt de travail d'une durée indéterminée de Mme Thermitus, elle-même au centre d'une controverse. Le gouvernement a ainsi soumis pour une troisième fois le nom de Camil Picard à la SQ. Là encore, aucun voyant rouge n'a clignoté sur le tableau de bord des policiers.

Anormal

Des sources consultées par La Presse s'expliquent mal comment l'enquête impliquant M. Picard, compte tenu de sa nature, ne se trouvait pas dans le Module d'informations policières, la grande base de données consultée par la SQ lors de ses vérifications.

À l'époque de l'enquête concernant Camil Picard, les systèmes informatiques utilisés par certains corps de police ne transféraient pas automatiquement les dossiers dans la base de données du Module. Une erreur administrative pourrait ainsi expliquer que le cas de M. Picard ne se soit pas retrouvé au Module. Une telle hypothèse jette un doute sur la fiabilité des informations contenues dans les bases de données. On ne peut exclure que d'autres enquêtes dont pourraient avoir fait l'objet des personnes nommées par le gouvernement soient passées sous le radar dans les dernières années.

Contactés par La Presse, la SQ et le SPVQ ont refusé de commenter le dossier. « Le service de police est régi par des règles légales et on doit travailler à l'intérieur de ces règles. Ce n'est que lorsque des accusations sont portées qu'un dossier devient public. On ne peut pas commenter des enquêtes en cours ou des enquêtes qui sont fermées », a expliqué le directeur adjoint du SPVQ, Jocelyn Bélanger.