L'Agence du revenu du Canada (ARC) a mobilisé depuis plusieurs mois la machine du gouvernement fédéral pour bloquer à tout prix une enquête de la police de Montréal sur une fraude fiscale «colossale» impliquant un réseau de contrebande actif en territoire autochtone, a appris La Presse.

Une avocate du ministère de la Justice du Canada, Me Stéphanie Côté, s'est présentée devant un juge de paix au cours des derniers mois pour expliquer que le fisc fédéral considère la protection des suspects contre la police dans cette affaire comme «une question d'intérêt national» pour le Canada.

L'origine de l'affrontement remonte à mars dernier, selon la transcription d'une audience judiciaire obtenue par La Presse. Un enquêteur de la SQ prêté au Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) pour le programme ACCES (Actions concertées pour contrer les économies souterraines) a obtenu d'un juge de paix une «ordonnance de communication» ordonnant au fisc de remettre à la police une série de documents sur les sujets de l'enquête. Les détails de l'enquête dévoilés au magistrat ont été placés sous scellés pour l'instant, mais les enquêteurs du programme ACCES sont notamment spécialistes de la contrebande de tabac.

«J'étais alors convaincu de l'existence de motifs raisonnables de croire qu'une fraude importante aurait été commise par un groupe d'individus envers le gouvernement fédéral et le gouvernement provincial», a expliqué le juge de paix Pierre Fortin, en cour, après avoir consulté les arguments policiers.

L'ARC s'est alors présentée devant le magistrat pour demander d'être soustraite à son ordonnance. Les avocats du gouvernement fédéral ont opposé trois arguments au juge de paix.

Trois arguments

D'abord, les avocats fédéraux soutiennent que les renseignements fiscaux obtenus des contribuables dans le cadre de la Loi sur l'accise ne peuvent être transmis à la police tant qu'elle n'a pas obtenu le dépôt d'accusations criminelles.

Le juge de paix s'est dit étonné de cet argument, tout comme le procureur du Bureau de lutte au crime organisé québécois, Philippe Vallières-Rolland, qui travaille avec le SPVM dans ce dossier. Aucune jurisprudence à cet égard n'a été relevée par la cour.

«Accepter ce raisonnement aurait pour effet de nuire à la répression du crime au Canada en privant les forces policières d'un outil important d'enquête. Les fraudeurs en sortiraient avantagés», a martelé le magistrat, selon qui les documents demandés sont «urgents» et «essentiels» pour la police, qui enquête sur l'évasion fiscale de «sommes colossales».

L'ARC affirme aussi que les renseignements demandés font l'objet «d'un haut degré d'expectative de vie privée», mais là encore, le juge de paix s'est dit en «total désaccord», puisqu'il s'agit d'informations d'ordre commercial plutôt que personnel.

Enfin, l'ARC soutient que seuls les agents de la GRC seraient par défaut reconnus par la loi comme pouvant obtenir les informations fiscales fédérales. Cette prétention a fait bondir le juge, qui a parlé d'une «absurdité».

«Malgré que la société en général soit responsable du maintien de l'ordre public et que l'on s'attende à la coopération du grand public avec les forces policières afin de combattre le crime, l'Agence du revenu du Canada refuse de divulguer des renseignements importants aux autorités policières afin de les aider à prouver une fraude majeure envers ce même gouvernement, et ce, malgré l'existence d'une ordonnance judiciaire exigeant leur collaboration», a-t-il déploré en ordonnant une nouvelle fois à l'organisme fédéral de transmettre les documents.

Mais rien n'y fait. L'ARC a porté sa cause en appel, et la semaine dernière, trois juges de la Cour d'appel du Québec ont accepté d'entendre la cause sur le fond. Le ministère de la Justice du Canada et le directeur des poursuites criminelles et pénales du Québec (DPCP) s'affronteront donc devant le plus haut tribunal québécois après 2015, date limite de remise des mémoires des deux parties.

En attendant, la paralysie de l'enquête sème beaucoup de frustration au sein des organes québécois chargés d'appliquer la loi. «Le pire, c'est que c'est leur argent à eux que la police veut récupérer!», a déploré une source du côté québécois que l'on interrogeait sur le fisc fédéral.

Comme l'affaire est devant les tribunaux, ni l'ARC, ni le DPCP, ni le SPVM n'ont souhaité émettre de commentaires.

- Avec Daniel Renaud