Des rats qui grouillent dans tous les coins. Une violence omniprésente. Des gangs de rue qui règnent en maîtres sur une aile vétuste et surpeuplée. La prison de Bordeaux, qui vient de célébrer son centenaire, semble plus que jamais au bord de l'explosion.

La situation est à ce point critique que certains juges ont réduit de plusieurs mois les peines de prévenus afin de compenser leurs pénibles conditions entre les murs de cette célèbre prison du nord de Montréal.

Bordeaux «ne prend pas en considération le respect de la dignité humaine étant donné les conditions sanitaires et le climat de violence qui y prévalent».

Ce jugement sévère ne provient pas d'un groupe de défense des droits des prisonniers, mais bien de la juge Isabelle Rheault, de la Cour du Québec. L'automne dernier, elle a réduit la peine de deux trafiquants de drogue qui disaient avoir vécu 17 mois d'enfer dans cette prison que certains surnomment «la poubelle du Québec».

«Il règne à Bordeaux, selon moi, selon les témoignages que j'ai entendus, et particulièrement dans l'aile C, un climat de terreur, tout ça dans des conditions totalement insalubres», a tranché la magistrate dans sa décision, rendue en octobre.

L'aile C est un secteur de trois étages à aire ouverte, où s'entassent jusqu'à 193 prévenus, c'est-à-dire des hommes incarcérés en attente de leur procès. Selon des gardiens et d'anciens prisonniers interrogés par La Presse, c'est aussi un coupe-gorge. On y mélange des gangs de rue, des motards et des mafiosi.

Seuls six à huit gardiens sont affectés à la surveillance de cette aile inchangée depuis sa construction, en 1912. «Tout le monde est dans la même salle, avec des gardiens à un bout, et comme il n'y a aucune caméra dans le C, d'une certaine façon, ça donne naissance à des abus puisqu'il n'y a pas de contrôle», a souligné la juge Isabelle Rheault.

La magistrate y a constaté la présence de gangs de rue «très puissants». Elle a ajouté que la drogue et l'alcool frelaté s'y retrouvaient aussi en quantité industrielle.

De plus, la juge Rheault s'est basée sur le témoignage du chef d'unité responsable de l'aile C, Ronald Dompierre, pour conclure que la prison était «un endroit insalubre, où il y a de la vermine, des rats».

M. Dompierre avait en effet admis avoir vu des rats en plein jour, mais aussi des souris, des coquerelles et des fourmis. Des spécialistes ont même été embauchés pour éliminer les rats qui pullulaient en raison de travaux d'excavation dans la cour d'honneur, rénovée à grands frais à l'occasion des célébrations du centenaire.

Les 1400 prisonniers de Bordeaux n'ont pas accès à cette cour inaugurée en novembre par le ministre de la Sécurité publique, Stéphane Bergeron.

Des peines réduites

La juge Isabelle Rheault a accordé un jour et demi pour chaque jour des 17 mois que les deux trafiquants ont passé en détention provisoire à Bordeaux. Elle a ainsi réduit de 9 mois leurs peines respectives de 60 et 70 mois de prison.

Elle n'est pas la seule à avoir accordé une telle réduction de peine. Depuis un an, La Presse a trouvé une demi-douzaine de cas semblables. Mais les juges ne sont pas unanimes quant à l'âpreté des conditions de détention à Bordeaux. D'autres prévenus ont tenté d'obtenir une réduction de peine, sans succès.

Autrefois, il n'était pas rare que les tribunaux canadiens calculent en double le temps passé en détention provisoire, compte tenu des conditions plus rigoureuses auxquelles sont soumis les prévenus. Mais le gouvernement de Stephen Harper a mis fin à cette pratique. Depuis 2010, une journée en détention provisoire équivaut à une journée en prison.

Les nouvelles dispositions du Code criminel prévoient toutefois que, «si les circonstances le justifient», le tribunal peut accorder 1,5 jour pour chaque journée en détention provisoire.

C'est ainsi qu'à Montréal, de plus en plus d'avocats soutiennent que le climat malsain de Bordeaux justifie une réduction de peine pour leurs clients. Et certains magistrats leur donnent amplement raison.

En avril dernier, le juge Claude Provost a réduit de huit mois la peine d'un prévenu de Bordeaux. «Lorsque le législateur a établi un ratio d'un pour un, il a nécessairement pris pour acquis que la détention provisoire d'un prévenu se déroulerait dans des conditions normales.

«Et il n'a certainement pas considéré que la surpopulation carcérale, l'omniprésence de la violence dans les établissements de détention, le trafic des drogues et la consommation d'alcool feraient partie de ces circonstances normales», a écrit le juge.

Dans les groupes de soutien aux détenus, on ne s'étonne pas de ces décisions judiciaires. «Si on veut que les gens purgent leur peine, il faut des établissements adéquats pour qu'ils puissent la purger», dit Éric Bélisle, d'Alter Justice.

«Cela fait des années que le Protecteur du citoyen dénonce les problèmes dans les prisons, ajoute-t-il. On a tendance à se dire que ce n'est pas grave. Certains s'en réjouissent presque. Mais on ne peut pas toujours fermer les yeux, puis se scandaliser si un juge réduit une peine parce qu'il trouve que ça n'a pas de bon sens!»